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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/274

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labourait, l’Empereur est descendu de son cheval, dont je me suis emparé, a saisi la charrue, au grand étonnement de celui qui la conduisait, et a tracé lui-même un sillon d’une longue étendue, le tout avec une rapidité singulière et sans autres paroles entre nous que de me dire, en quittant, de donner un napoléon. Remonté à cheval, il a continué sans intention dans le voisinage. Les piqueurs ont rejoint successivement.

Au retour, l’Empereur a voulu déjeuner sous un arbre dans le jardin, et nous a retenus. Il nous avait dit durant sa course qu’il venait de nous faire un petit cadeau, bien léger à la vérité, disait-il, mais tout se mesure aux-circonstances, et dans celle-ci c’était pour lui, ajoutait-il, le denier de la veuve. C’était un traitement mensuel qu’il venait d’arrêter pour chacun de nous. Or, ce traitement devait être prélevé sur une somme assez peu forte que nous avions dérobée à la vigilance anglaise, et cette somme demeurait ici l’unique et seule ressource de Napoléon. On sent combien elle devenait précieuse ; aussi j’ai employé le premier instant où je me suis trouvé seul avec lui pour lui exprimer ma pensée à cet égard, et ma résolution personnelle de ne pas profiter de son bienfait. Il en a beaucoup ri, et comme j’insistais toujours : « Eh bien ! m’a-t-il dit en me saisissant l’oreille, si vous n’en avez pas besoin, gardez-le-moi, je saurai où le retrouver quand il me le faudra. »