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suis trompé ! Quand je traite avec vous, que je me démunis d’un bâtiment, on m’annonce que Napoléon vient de m’échapper ; cela me mettrait dans une situation affreuse vis-à-vis de mon gouvernement ! » Ces paroles me firent tressaillir ; j’aurais voulu pour tout au monde la nouvelle vraie. L’Empereur n’avait pris aucun engagement, j’avais été de la meilleure foi du monde, je me fusse volontiers rendu victime d’une circonstance dans laquelle j’étais parfaitement innocent. Je demandai avec le plus grand calme au capitaine Maitland à quelle heure on avait dit que l’Empereur était parti ; Maitland avait été si frappé, qu’il ne s’était pas donné le temps de le demander ; il recourut sur le pont, et vint me dire : « À midi. – S’il en était ainsi, lui dis-je, le départ du Slany, que vous ne faites que d’expédier, ne vous ferait aucun tort. Mais, rassurez-vous, j’ai quitté l’Empereur à l’île d’Aix, à quatre heures. – Me l’affirmez-vous ? » me dit-il. Je lui en donnai ma parole ; et il se retourna vers quelques officiers qu’il avait avec lui, et leur dit en anglais que la nouvelle devait être fausse, que j’étais trop calme, que j’avais l’air trop de bonne foi, et que d’ailleurs je venais de lui en donner ma parole.

La croisière anglaise avait de nombreuses intelligences sur nos côtes ; j’ai pu vérifier depuis qu’elle était instruite à point nommé de toutes nos démarches[1].

On ne s’occupa plus que du lendemain. Le capitaine Maitland me demanda si je voulais que ses embarcations allassent chercher l’Empereur ; je lui répondis que la séparation était trop douloureuse pour les marins français, qu’il fallait leur laisser la satisfaction de garder l’Empereur jusqu’au dernier instant.


L’Empereur à bord du Bellérophon.


Samedi 15.

Au jour on aperçut en effet notre brick l’Épervier qui, sous pavillon parlementaire, manœuvrait sur le Bellérophon. Le vent et la marée étant contraires, le capitaine Maitland

  1. À bord du Northumberland, dans notre traversée pour Sainte-Hélène, l’amiral Cockburn avait mis sa bibliothèque à notre disposition ; il arriva à l’un de nous, feuilletant un volume de l’Encyclopédie britannique, d’y trouver une lettre de la Rochelle, adressée au chef de la croisière anglaise ; elle contenait, mot pour mot, toute notre affaire du bâtiment danois, le moment de son appareillage projeté, son intention, etc. Nous nous passâmes cette lettre de main en main, et la replaçâmes soigneusement. Elle nous apprit peu de choses, nous savions combien il existait d’intelligences du dedans au-dehors ; mais nous trouvions curieux d’en lire une preuve de la sorte. Comment cette lettre se trouvait-elle à bord du Northumberland ? C’est que sans doute le capitaine Maitland, en nous déposant à bord de ce vaisseau, avait remis aussi les pièces qui nous concernaient ; et il est à croire que c’est cette même lettre qui causa tant d’effroi au capitaine Maitland sur l’évasion de l’Empereur, lorsque je me trouvais déjà à son bord.