Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/294

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convenaient que c’était si fort, qu’à l’exception des classes les plus vulgaires, cet ouvrage avait été un poison qui portait son antidote avec lui.

À présent on s’étonnera peut-être que, dès les premières pages, je n’aie pas repoussé une pareille production. Mais c’est si grossièrement méchant, que cela ne saurait exciter la colère ; d’un autre côté, il n’est point de dégoût que ne fasse surmonter l’oisiveté de Sainte-Hélène, on est heureux d’y avoir quelque chose à parcourir. Nous n’avons de trop ici que du temps, disait très plaisamment l’Empereur il y a peu de jours : j’ai donc continué ; et puis, le dirai-je ? ce n’est pas sans quelque plaisir que je lis désormais les contes absurdes, les mensonges, les calomnies qu’un auteur tient toujours, comme de coutume, de la meilleure autorité, sur des objets que je connais aujourd’hui si parfaitement moi-même, qui me sont devenus aussi familiers que les détails de ma propre vie. Comme aussi je trouve quelque charme à laisser des pages remplies des couleurs les plus fausses, un portrait purement fantastique, pour venir étudier la vérité aux côtés du personnage réel, dans sa propre conversation pleine de choses toujours neuves, toujours grandes.

Ce matin l’Empereur m’ayant fait venir après son déjeuner, je l’ai trouvé en robe de chambre, étendu sur son canapé. La conversation l’a conduit à me demander quelle était ma lecture du moment. J’ai répondu que c’était un des plus fameux, des plus sales libelles publiés contre lui, et je lui ai cité à l’instant quelques-uns des traits les plus abominables. Il en riait beaucoup, et a voulu voir l’ouvrage ; je l’ai fait venir ; nous l’avons parcouru ensemble. En tombant d’horreurs en horreurs, il s’écriait Jésus !… Jésus !… se signait ; geste que je me suis aperçu lui être familier dans sa petite intimité, lorsqu’il rencontre des assertions monstrueuses, impudentes, cyniques, qui excitent son indignation ou sa surprise, sans le porter à la colère. Chemin faisant, l’Empereur analysait certains faits, redressait des points dont l’auteur avait su quelque chose. Parfois il haussait les épaules de pitié, parfois il riait de bon cœur ; jamais il ne montra le moindre signe d’humeur. Quand il lut l’article de ses nombreuses débauches, les violences, les outrages qu’on lui faisait commettre, il observa que l’auteur avait voulu sans doute en faire un héros sous tous les rapports ; qu’il le livrait du reste à ceux qui voulaient le faire impuissant, que c’était à ces messieurs à s’accorder ensemble, ajoutant gaiement que tout le monde n’était pas aussi malheureux que le plaideur de Toulouse. Toutefois on avait tort, disait-il, de l’attaquer sur ses mœurs, lui que tout le monde savait les avoir singulièrement améliorées partout où il avait gouverné ; on ne pouvait ignorer que son naturel ne le portait pas à