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d’autres, lui ai-je répondu, que cela ne saurait m’affecter. » Il a parlé aussitôt d’autre chose, car il ne s’arrête pas volontiers sur les phrases de cette nature.


Nos habitudes journalières – Conversation avec le gouverneur Wilks – Armées – Chimie. – Politique – Détails sur l’Inde – Delphine, de madame de Staël – MM. Necker, Calonne.


Jeudi 18 au samedi 20.

Notre vie se passait dans une grande uniformité. L’Empereur ne sortait pas du tout le matin ; vers les deux heures, la leçon d’anglais était devenue très régulière ; venait ensuite la promenade du jardin ou quelques présentations qui étaient fort rares ; puis une petite course en calèche, car les chevaux étaient enfin arrivés ; avant le dîner, la révision des campagnes d’Italie ou d’Égypte : après le dîner, la lecture de nos romans.

Le 20, l’Empereur reçut le gouverneur Wilks, avec lequel il eut une conversation à fond sur l’armée, les sciences, l’administration et les Indes. Parlant de l’organisation de l’armée anglaise, il s’est arrêté sur son mode d’avancement, s’étonnant que chez un peuple où existait l’égalité des droits les soldats devinssent si rarement officiers. Le colonel Wilks avouait, que leurs soldats n’étaient pas faits pour le devenir, et que les Anglais s’étonnaient à leur tour de l’immense différence, à cet égard, qu’ils avaient remarquée dans l’armée française, où presque chaque soldat leur avait montré les germes d’un officier. « C’est une des grandes conséquences de la conscription, faisait observer l’Empereur : elle avait rendu l’armée française la mieux composée qui fût jamais. C’était, continuait-il, une institution éminemment nationale et déjà fort avancée dans nos mœurs : il n’y avait plus que les mères qui s’en affligeassent encore ; et le temps serait venu où une fille n’eût pas voulu d’un garçon qui n’aurait pas acquitté sa dette envers la patrie. Et c’est dans cet état seulement, ajoutait-il, que la conscription aurait acquis la dernière mesure de ses avantages : quand elle ne se présente plus comme un supplice ou comme une corvée, mais qu’elle est devenue un point d’honneur dont chacun demeure jaloux, alors seulement la nation est grande, glorieuse, forte ; c’est alors que son existence peut défier les revers, les invasions, les siècles.

« Du reste, continuait-il, il est vrai de dire encore qu’il n’est rien qu’on n’obtienne des Français par l’appât du danger ; il semble leur donner de l’esprit ; c’est leur héritage gaulois… La vaillance, l’amour de la gloire sont chez les Français un instinct, une espèce de sixième sens. Combien de fois, dans la chaleur des batailles, je me suis arrêté à con-