Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/301

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avait cru devoir y joindre aussi la défense aux Anglais et aux Européens d’y acheter des terres ou d’y former des établissements héréditaires, etc., etc., etc. Voilà ce que j’ai recueilli de plus marquant dans l’intéressante conversation de M. Wilks.

Delphine, de madame de Staël, occupait en ce moment nos soirées. L’Empereur l’analysait : peu de choses trouvaient grâce devant lui. Le désordre d’esprit et d’imagination qui y règne animait sa critique : c’était toujours, disait-il, les mêmes défauts qui l’avaient jadis éloigné de son auteur, en dépit des avances et des cajoleries les plus vives de celle-ci.

Dès que la victoire eut consacré le jeune général de l’armée d’Italie, madame de Staël, sans le connaître et par la seule sympathie de la gloire, professa dès cet instant pour lui des sentiments d’enthousiasme dignes de sa Corinne ; elle lui écrivait, disait Napoléon, de longues et nombreuses épîtres pleines d’esprit, de feu, de métaphysique : c’était une erreur des institutions humaines, lui mandait-elle, qui avait pu lui donner pour femme la douce et tranquille madame Bonaparte : c’était une âme de feu, comme la sienne, que la nature avait sans doute destinée à celle d’un héros tel que lui, etc.

Je renvoie aux campagnes d’Italie pour faire voir que l’ardeur de madame de Staël ne s’était pas ralentie pour n’avoir pas été partagée. Opiniâtre à ne pas se décourager, elle était parvenue plus tard à lier connaissance, même à se faire admettre ; et elle usait de ce privilège, disait l’Empereur, jusqu’à l’importunité. Il est très vrai, ainsi qu’on l’a dit dans le monde, que le général voulant le lui faire sentir, s’excusait un jour d’être à peine vêtu, et qu’elle avait répondu avec sentiment et vivacité, que cela importait peu, que le génie n’avait point de sexe.

Madame de Staël nous a transportés naturellement à son père, M. Necker. L’Empereur racontait qu’en allant à Marengo, il avait reçu sa visite à Genève ; que là il avait assez lourdement montré le désir de rentrer au ministère, désir du reste que M. de Calonne, son rival, vint aussi témoigner plus tard à Paris avec une inconcevable légèreté. M. Necker avait ensuite écrit un ouvrage dangereux sur la politique de la France, pays qu’il essayait de prouver ne pouvoir plus être ni monarchie ni république, et dans lequel il appelait le Premier Consul l’homme nécessaire.

Le Premier Consul proscrivit l’ouvrage, qui dans ce moment pouvait lui être fort nuisible ; il en livra la réfutation au consul Lebrun, qui, avec sa belle prose, disait l’Empereur, en fit pleine et prompte justice. La coterie Necker s’en aigrit, madame de Staël intrigua, et reçut l’ordre de sortir de France ; depuis elle demeura toujours une ardente et fort active