Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/317

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monotonie. L’ennui, les souvenirs, la mélancolie, étaient nos dangereux ennemis ; le travail notre grand, notre unique refuse. L’Empereur suivait très régulièrement ses occupations ; l’anglais était devenu pour lui une affaire importante. Il y avait près de quinze jours qu’il avait pris sa première leçon, et, à compter de cet instant, quelques heures tous les jours depuis midi avaient été employées à cette étude, tantôt avec une ardeur vraiment admirable, tantôt avec un dégoût visible, alternative qui m’entretenait moi-même dans une véritable anxiété. J’attachais le plus grand prix au succès, et je craignais chaque jour de voir abandonner les efforts de la veille, d’en être pour l’ennui mortel que j’aurais causé sans le résultat précieux que je m’étais promis. D’un autre côté, chaque jour aussi j’étais aiguillonné davantage en me voyant approcher du but auquel je tendais. L’acquisition de l’anglais pour l’Empereur était une véritable et sérieuse conquête. Jadis il lui en coûtait, disait-il, annuellement pour de simples traductions 100.000 écus, et encore les avait-il bien à point nommé ? ajoutait-il ; étaient-elles fidèles ? Aujourd’hui nous nous trouvions emprisonnés au milieu de cette langue, entourés de ses productions ; tous les grands changements, toutes les grandes questions que l’Empereur avait créées sur le continent, avaient été traités par les Anglais en sens opposé ; c’étaient autant de faces nouvelles pour l’Empereur, auquel elles étaient jusque-là demeurées étrangères.

Qu’on ajoute que les livres français étaient rares parmi nous, que l’Empereur les connaissait tous et les avait relus jusqu’à satiété, tandis que nous pouvions nous en procurer une foule d’anglais tout à fait neufs pour lui. Enfin l’acquisition de la langue d’un étranger devient un titre à ses yeux, c’est un agrément pour soi, un véritable avantage, c’est une facilité de pourparler, et en quelque sorte un commencement de liaison pour tous deux. Quoi qu’il en soit, j’apercevais déjà le terme de nos difficultés ; j’entrevoyais le moment où l’Empereur aurait traversé tous les dégoûts inévitables du commencement. Mais qu’on se figure, si l’on peut, tout ce que devait être pour lui l’étude scolastique des conjugaisons, des déclinaisons, des articles, etc. On ne pouvait y être parvenu qu’avec un grand courage de la part de l’écolier, un véritable artifice de la part du maître. Il me demandait souvent s’il ne méritait pas de férules, il devinait leur heureuse influence dans les écoles ; il eût avancé davantage, disait-il gaiement, s’il eût eu à les craindre. Il se plaignait de n’avoir pas fait de progrès, et ils auraient été immenses pour qui que ce fût.

Plus l’esprit est grand, rapide, étendu, moins il peut s’arrêter sur des détails réguliers et minutieux. L’Empereur, qui saisissait avec une merveilleuse facilité tout ce qui regardait le raisonnement de la langue, en avait fort peu dès qu’il s’agissait de son mécanisme matériel. C’étaient une vive intelligence et une fort mauvaise mémoire ; cette dernière circonstance surtout le désolait ; il trouvait qu’il n’avançait pas. Dès que je pouvais soumettre les objets en question à quelque loi ou analogie régulière, c’était classé, saisi à l’instant ; l’écolier devançait même alors le