Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/318

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maître dans les applications et les conséquences ; mais fallait-il retenir par cœur et répéter les éléments bruts, c’était une grande affaire ; on prenait sans cesse les mots les uns pour les autres, et il serait devenu trop fastidieux d’exiger d’abord une trop scrupuleuse régularité. Une autre difficulté, c’est qu’avec les mêmes lettres, les mêmes voyelles, ces mots nous demandaient une tout autre prononciation ; l’écolier ne voulait reconnaître que la nôtre ; et le maître eût décuplé les difficultés et l’ennui, s’il eût voulu exiger mieux. Enfin l’écolier, même dans sa propre langue, avait la manie d’estropier les noms propres ; les mots étrangers, il les prononçait tout à fait à son gré ; et une fois sortis de sa bouche, quoi qu’on fît, ils demeuraient toujours les mêmes parce qu’il les avait, une fois pour toutes logés de la sorte dans sa tête. C’est ce qui ne manqua pas d’arriver pour la plupart de nos mots anglais, et le maître dut avoir la sagesse et l’indulgence de s’en contenter, laissant au temps à rectifier peu à peu, s’il était jamais possible, toutes ces incorrections. De ce concours de circonstances il naquit véritablement une nouvelle langue qui n’était entendue que de moi, il est vrai ; mais elle procurait à l’Empereur la lecture de l’anglais, et il eût pu, à toute rigueur, se faire entendre, par écrit : c’était déjà beaucoup, c’était tout.

Le 30, l'Empereur voulut cependant revenir à notre vallée du Silence, abandonnée depuis longtemps. Nous étions vers son milieu, le passage était bouché par des broussailles mortes et une espèce de barrière faite pour arrêter le bétail. Le chasseur (le fidèle Aly) descendit, comme de coutume, pour nous ouvrir la route. Nous passâmes, mais le cheval du chasseur, pendant son opération, s’était éloigné de lui ; quand il voulut le reprendre, il s’enfuit. Il avait beaucoup plu, il alla s’embourber dans un marécage pareil à celui où l’Empereur, peu de jours après notre arrivée à Longwood, s’était vu enfoncer de manière à craindre d’y demeurer. Le chasseur courut après nous pour nous dire qu’il demeurait pour débarrasser son cheval. Nous étions dans un chemin très difficile, fort étroit, à la file les uns des autres ; ce ne fut que quelque temps après que l’Empereur nous entendit redire entre nous l’accident du chasseur. Il gronda de ce que nous n’avions point attendu, et voulut que le grand maréchal et le général Gourgaud retournassent vers lui. L’Empereur mit pied à terre pour les attendre, et marcha vers une petite élévation d’où il paraissait comme sur un piédestal, au milieu des ruines. Il avait la bride de son cheval passée autour de son bras, et s’est mis à siffler un air ; il avait pour écho une nature muette, et pour tout entourage la nudité du désert. « Et pourtant, me suis-je dit involontairement, naguère encore