Aller au contenu

Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/32

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au milieu des soldats, écartant les baïonnettes de ses deux mains, et alla saisir un des fusils du dernier rang, avec lequel il figura lui-même à notre façon. Alors il se fit un mouvement subit et extrême sur le visage des soldats, des officiers, de tous les spectateurs ; ils peignaient l’étonnement de voir l’Empereur se mettre ainsi au milieu des baïonnettes anglaises, dont certaines lui touchaient la poitrine. Cette circonstance frappa vivement ; à notre retour du Superbe, on nous questionnait à cet égard ; on nous demandait s’il en agissait souvent ainsi avec ses soldats, et l’on n’hésita pas à frémir de sa confiance. Aucun d’eux n’était fait à l’idée de souverains qui ordonnassent de la sorte, expliquassent et exécutassent eux-mêmes. Il nous fut aisé de reconnaître alors qu’aucun d’eux n’avait une idée juste sur celui qu’ils voyaient en ce moment, bien que depuis vingt années il eût été l’objet constant de toute leur attention, de tous leurs efforts, de toutes leurs paroles.


Influence de l’Empereur sur les Anglais du Bellérophon. – Résumé de l’Empereur.


Lundi 17 au samedi 22.

Nous continuons notre route avec des vents peu favorables.

L’Empereur ne fut pas longtemps au milieu de ses plus cruels ennemis, de ceux que l’on avait constamment nourris des bruits les plus absurdes et les plus irritants, sans exercer sur eux toute l’influence de la gloire. Le capitaine, les officiers, l’équipage eurent bientôt adopté les mœurs de sa suite ; ce furent les mêmes égards, le même langage, le même respect. Le capitaine ne l’appelait que Sire et Votre Majesté ; s’il paraissait sur le pont, chacun avait le chapeau bas, et demeurait ainsi tant qu’il était présent, ce qui n’avait pas eu lieu dans les premiers instants ; on ne pénétrait dans sa chambre qu’à travers ses officiers ; il ne paraissait à sa table que ceux du vaisseau qu’il y avait invités ; enfin Napoléon, à bord du Bellérophon, y était empereur. Il paraissait souvent sur le pont, et conversait avec quelques-uns de nous ou avec des personnes du vaisseau.

De tous ceux qui l’avaient suivi, j’étais peut-être celui qu’il connaissait le moins ; on a vu précédemment que, malgré mes emplois auprès de sa personne, j’avais eu peu de relations directes avec lui. Depuis mon départ de Paris, il m’avait à peine encore adressé la parole ; mais, durant notre navigation, il a commencé à s’entretenir fort souvent avec moi.

Les occasions et les circonstances m’étaient des plus favorables ; je