Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/368

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campagne d’Italie portera votre nom et la campagne d’Égypte celui de Bertrand. Je veux qu’elle fasse tout à la fois la fortune de votre poche et celle de votre mémoire ; vous aurez toujours bien là 100.000 francs, et votre nom durera autant que le souvenir de mes batailles. »

Quant à nos après-dînées, les pièces de théâtre nous occupaient en ce moment, les tragédies surtout. L’Empereur les aime particulièrement, et se plaît à les analyser ; il y porte une logique singulière et beaucoup de goût. Il sait une foule de vers dont il se souvient depuis son enfance, époque, dit-il, où il savait beaucoup plus qu’aujourd’hui. L’Empereur est ravi de Racine, il y trouve de vraies délices. Il admire éminemment Corneille, et fait fort peu de cas de Voltaire, plein, dit-il, de boursouflure, de clinquant, toujours faux, ne connaissant ni les hommes, ni les choses, ni la vérité, ni la grandeur des passions.

L’Empereur, à un de ses couchers à Saint-Cloud, analysait la pièce qui venait de se jouer : c’était Hector, par Luce de Lancival. Cette pièce lui plaisait beaucoup : elle avait de la chaleur, de l’élan ; il l’appelait une pièce de quartier-général, assurant qu’on irait mieux à l’ennemi après l’avoir entendue ; qu’il en faudrait beaucoup dans cet esprit, etc.

De là passant aux drames, qu’il appelait les tragédies des femmes de chambre, il les disait capables de supporter au plus la première représentation. Ils allaient ensuite toujours en perdant ; une bonne tragédie, au contraire, gagnait chaque jour davantage. La haute tragédie, continuait-il, était l’école des grands hommes. C’était le devoir des souverains de l’encourager et de la répandre ; et il n’était pas nécessaire, prétendait-il, d’être poète pour la juger, il suffisait de connaître les hommes et les choses, d’avoir de l’élévation et d’être homme d’État ; et s’animant par degrés : « La tragédie, disait-il avec chaleur, échauffe l’âme, élève le cœur, peut et doit créer des héros. Sous ce rapport, peut-être, la France doit à Corneille une partie de ses belles actions : aussi, Messieurs, s’il vivait, je le ferais prince. »

Une autre fois, pareillement à son coucher, il analysait et condamnait les États de Blois, qu’on venait de jouer sur le théâtre de la cour pour la première fois ; et apercevant parmi nous l’archi-trésorier Lebrun, littérateur fort distingué, il lui demanda son opinion. Celui-ci, sans doute dans l’intérêt de l’auteur, se contenta de répondre que le sujet était mauvais. « Mais ce serait la première faute de M. Raynouard, répliqua l’Empereur ; il l’a choisi lui-même, personne ne le lui a imposé : et puis, il n’est pas de sujet si mauvais dont le grand talent ne sache tirer quelque parti. Et Corneille serait encore sans doute Corneille, même dans