Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/391

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raisins dans une vigne qui n’est pas la sienne, et répond aux reproches du propriétaire : « Nous sommes deux ici, le soleil nous voit ; donc j’ai le droit de manger des raisins. » Le fou terrible était celui chez qui cette lacune ou divagation de jugement s’exerçait entre des idées et des actes : c’était celui qui coupait la tête d’un homme endormi, et se cachait derrière une haie pour jouir de l’embarras du corps mort lorsqu’il viendrait à se réveiller.

L’Empereur demandait encore au docteur quelle était la différence entre le sommeil et la mort, et il y répondait lui-même en disant que le sommeil était la suspension momentanée des facultés sur lesquelles notre volonté exerce son pouvoir ; et la mort, la suspension durable, non seulement de ces mêmes facultés, mais encore de celles sur lesquelles notre volonté est sans pouvoir.

De là la conversation est tombée sur la peste. L’Empereur soutenait qu’elle se prenait par l’aspiration aussi bien que par le contact ; il disait que son plus grand danger et sa plus grande propagation étaient dans la crainte ; son siège principal dans l’imagination : en Égypte, tous ceux dont l’imagination était frappée périssaient. La défense la plus sûre, le remède le plus efficace étaient le courage moral. Lui, Napoléon, avait impunément touché, disait-il, des pestiférés à Jaffa, et sauvé beaucoup de monde en trompant les soldats pendant plus de deux mois sur la nature du mal : ce n’était pas la peste, leur avait-on dit, mais une fièvre à bubons. De plus, il avait observé que le meilleur moyen d’en préserver l’armée avait été de la mettre en marche et de lui donner beaucoup de mouvement : la distraction et la fatigue s’étaient trouvées les plus sûres garanties, etc..

L’Empereur disait encore au docteur : « Si Hippocrate entrait tout à coup dans votre hôpital, ne serait-il pas bien étonné ? adopterait-il vos maximes et vos mesures ? ne vous réprouverait-il pas ? Vous-même, entendriez-vous son langage ? vous comprendriez-vous l’un et l’autre ? » Et il terminait enfin par vanter gaiement la médecine de Babylone, où l’on exposait les malades à la porte, et où les parents, assis auprès d’eux, arrêtaient les passants pour leur demander s’ils avaient jamais eu pareille chose, et ce qui les avait guéris. On avait du moins la certitude, disait-il, d’éviter ceux que les remèdes avaient tués.

Samedi 9.

J’étais à déjeuner avec l’Empereur, après la leçon d’anglais, lorsqu’on m’a apporté une lettre de ma femme, qui m’a rempli de joie et de reconnaissance. Elle me mandait que la crainte, ni la fatigue, ni la dis-