Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/390

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Aussi, d’après ces principes, l’Empereur avait-il conçu l’idée d’une loi qui n’eût permis à la masse des médecins en France que l’usage des remèdes innocents, et qui leur eût interdit celui des remèdes héroïques, c’est-à-dire qui peuvent donner la mort, à moins qu’ils ne fissent trois ou quatre mille francs au moins de leur état ; ce qui supposait déjà, disait-il, de l’éducation, des connaissances et un certain crédit public. « Cette mesure, disait-il, était certainement juste et bienfaisante ; toutefois elle était encore, dans les circonstances où je me trouvais, hors de saison ; les lumières n’étaient pas encore assez généralement répandues : nul doute que la masse du peuple n’eût vu qu’un acte de tyrannie dans la loi qui pourtant le dérobait à ses bourreaux. »

L’Empereur avait, disait-il, souvent entrepris, sur la médecine, le célèbre Corvisart, son premier médecin. Celui-ci, à part l’honneur de son corps et de ses collègues, lui confessait avoir à peu près les mêmes opinions, et les mettait même en pratique. Il était très ennemi des remèdes, les employait fort peu. L’impératrice Marie-Louise, souffrant beaucoup dans sa grossesse, et le tourmentant pour être soulagée, il lui donnait malicieusement des pilules de mie de pain, qui ne laissaient pas que de lui faire beaucoup de bien, assurait-elle.

L’Empereur disait qu’il avait amené Corvisart à avouer que la médecine était une ressource privilégiée ; qu’elle pouvait faire du bien aux riches, mais qu’elle était le fléau des pauvres. « Mais ne croyez-vous pas, disait l’Empereur, que, vu l’incertitude de la médecine en elle-même et l’ignorance des mains qui l’emploient, ses résultats, pris en masse, sont plus funestes aux peuples qu’utiles ? » Corvisart en convenait franchement. « Mais vous-même n’avez-vous jamais tué personne ? disait l’Empereur, c’est-à-dire n’est-il pas des malades qui sont morts évidemment de vos remèdes ? – Sans doute, répondit Corvisart ; mais je ne dois pas l’avoir plus sur la conscience que Votre Majesté, qui aurait fait périr des cavaliers, non pas parce qu’elle aurait ordonné une mauvaise manœuvre, mais parce qu’il s’est trouvé sur leur route un fossé, un précipice qu’elle n’avait pu voir, etc… »

De là l’Empereur est passé à des problèmes et des définitions qu’il proposait au docteur. « Qu’est-ce que la vie ? lui disait-il. Quand et comment la recevons-nous ? Tout cela est-il autre chose que mystère ? »

Puis il définissait la folie innocente une lacune ou divagation de jugement entre des idées justes et leur application : un fou mange des