Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/430

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partagé entre la passion aveugle et le sentiment national ; les triomphes de l’armée française et de leur général me répugnaient, leur défaite m’eût humilié. Enfin les prodiges d’Ulm et l’éclat d’Austerlitz vinrent me tirer d’embarras ; je fus vaincu par la gloire : j’admirai, je reconnus, j’aimai Napoléon, et dès ce moment je devins Français jusqu’au fanatisme. Depuis lors, je n’ai pas eu d’autre pensée, d’autres paroles, d’autres sentiments ; et me voici à vos côtés. »

L’Empereur est passé alors à une foule de questions sur l’émigration, notre nombre, notre esprit. Je lui disais des choses curieuses sur nos princes, le duc de Brunswick, le roi de Prusse ; je le faisais rire sur la déraison de nos prétentions, le peu de doute de nos succès, le désordre de nos moyens, l’incapacité de nos chefs. « Les hommes, disais-je, n’étaient véritablement pas alors ce qu’ils ont été depuis. Heureusement ceux que nous avions à combattre n’étaient, au commencement, que de notre force ; nous croyions surtout, répétions-nous sans cesse, et je croyais fermement que l’immense majorité de la nation française était pour nous. J’aurais dû pourtant me désabuser lorsque nos rassemblements furent parvenus jusqu’à Verdun et au-delà, car pas un ne venait nous joindre ; tous, au contraire, fuyaient à notre approche. Toutefois je l’ai cru longtemps encore, même après mon retour d’Angleterre, tant nous nous abusions à la suite des absurdités dont nous nous nourrissions les uns les autres ; nous nous disions que le gouvernement ne reposait que dans une poignée de gens, qu’il ne durait que par la force, qu’il était en horreur à la nation ; et il en est qui n’auront pas cessé de le croire. Je suis persuadé que parmi ceux qui le répètent aujourd’hui aux Chambres, il en est qui sont de bonne foi, tant je reconnais l’esprit, les idées et les expressions de Coblentz. – Mais quand vous êtes-vous donc désabusé, disait l’Empereur ? – Sire, fort tard ; même quand je me suis rallié, quand je suis venu à la cour de Votre Majesté, j’étais conduit par l’admiration et le sentiment bien plutôt que par la conviction de votre force et de votre durée. Cependant, quand je me trouvai dans votre Conseil d’État, voyant la franchise avec laquelle on votait les décrets les plus décisifs, que pas un doute n’existait sur la plus légère résistance, qu’il n’y avait autour de moi que conviction et persuasion parfaites, il me sembla alors que votre puissance et l’état des choses gagnaient avec une rapidité dont je ne me rendais pas compte. À force de chercher en moi-même à en deviner la cause, je fis un jour une grande et importante découverte ; c’est que tout cela existait en effet