Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/434

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soixante mille. Esling avait été peut-être à quatre mille, nous étions quarante mille : c’était un dixième, il est vrai, mais aussi était-elle une des plus funestes : toutes les autres demeuraient incomparablement au-dessous.

Cela a porté la conversation sur les bulletins. L’Empereur les a dits très véridiques, a assuré qu’à l’exception de ce que le voisinage de l’ennemi forçait de déguiser pour qu’il n’en tirât pas des lumières nuisibles lorsqu’ils arrivaient dans ses mains, tout le reste était très exact. À Vienne et dans toute l’Allemagne, on leur rendait plus de justice que chez nous. Si on leur avait fait une mauvaise réputation dans nos armées, si on disait communément menteur comme un bulletin, c’étaient les rivalités personnelles, l’esprit de parti qui l’avaient établi ainsi ; c’était l’amour-propre blessé de ceux qu’on avait oublié d’y nommer, et qui y avaient ou croyaient y avoir des droits, et, par-dessus tout encore, notre ridicule défaut national de ne pas avoir de plus grands ennemis de nos succès et de notre gloire que nous-mêmes.


Insalubrité de l’île.


Vendredi 29.

Le temps était constamment mauvais ; impossible de mettre le pied dehors. La pluie et l’humidité envahissaient nos appartements de carton ; la santé de chacun en souffrait. La température est douce ici sans doute, mais le climat y est des plus insalubres. C’est une chose reconnue dans l’île qu’on y atteint rarement cinquante ans, presque jamais soixante. Qu’on joigne à cela notre isolement du reste de l’univers, les privations physiques, les mauvais procédés moraux, il en résultera qu’assurément les prisons d’Europe sont de beaucoup préférables à la liberté de Sainte-Hélène.

Sur les quatre heures, on m’a amené plusieurs capitaines de la Chine qui devaient être présentés à l’Empereur. Ils ont pu voir la petitesse, l’humidité, le mauvais état de mon réduit. Ils s’informaient comment l’Empereur se trouvait dans sa santé. Elle s’altérait visiblement, leur disais-je. Jamais nous n’entendions de plainte de lui. Sa grande âme résistait à tout et contribuait même à le tromper sur son corps ; mais nous pouvions le voir dépérir à vue d’œil. Je les ai conduits quelques instants après à l’Empereur, qui se promenait dans le jardin. Il m’a semblé précisément beaucoup plus altéré que de coutume. Il les a congédiés au bout d’une demi-heure. Il est rentré, et a pris un bain. Avant et après le dîner, il avait l’air abattu et souffrant. Il a commencé à nous lire les