Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/450

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jugés de nos ennemis, qui les ont comptés par nos coups. Nous fûmes vraiment alors les Briarées de la fable !…

Paris, continuait-il, serait devenu en peu de jours une place imprenable. L’appel à la nation, la magnitude du danger, l’inflammation des esprits, la grandeur du spectacle, eussent dirigé de toutes parts des multitudes sur la capitale. J’aurais aggloméré indubitablement plus de quatre cent mille hommes, et je n’estime pas que les alliés dépassassent cinq cent mille. L’affaire était alors ramenée à un combat singulier qui eût causé autant d’effroi à l’ennemi qu’à nous ; il eût hésité, et la confiance du grand nombre me fût revenue.

Cependant je me serais entouré d’une consulte ou junte nationale, tirée par moi des rangs du Corps Législatif, toute formée de noms nationaux, dignes de la confiance de tous ; j’aurais ainsi fortifié ma dictature militaire de toute la force de l’opinion civile ; j’aurais eu ma tribune ; elle eût soufflé le talisman des principes sur toute l’Europe ; les souverains eussent frémi de voir la contagion gagner les peuples ; ils eussent tremblé, traité ou succombé !… »

« – Mais, Sire, nous sommes-nous écriés, pourquoi n’avoir pas entrepris ce qui eût infailliblement réussi, et pourquoi nous trouvons-nous ici ?

« – Eh bien ! vous autres aussi, vous y voilà, reprenait-il, vous blâmez ; vous condamnez ! Mais si je vous faisais passer en revue les chances contraires, vous changeriez bientôt de langage. Et puis vous oubliez que nous avons raisonné dans l’hypothèse que le Corps Législatif se fût réuni à moi, et vous savez ce qu’il en a été. J’eusse pu le dissoudre, il est vrai ; la France, l’Europe me blâment peut-être, et la postérité me blâmera sans doute d’avoir eu la faiblesse de ne pas m’en défaire après son insurrection ; je me devais, dira-t-on, aux destinées d’un peuple qui avait tout fait pour moi. Mais en le dissolvant, je pouvais, tout au plus, obtenir de l’ennemi quelque capitulation, et encore, je le répète, m’aurait-il fallu du sang et me montrer tyran !… J’en avais néanmoins arrêté le plan dans la nuit du 20, et le 21 au matin allait voir des déterminations d’une étrange vigueur, quand, avant le jour, tout ce qu’il y avait de bon et de sage vint m’avertir qu’il n’y fallait pas songer ; que tout m’échappait, et qu’on ne cherchait aveuglément qu’à s’accommoder. Mais ne recommençons pas ; n’en voilà que trop sur un sujet qui fait toujours du mal ! Je le répète de nouveau, l’histoire décidera !… » Et l’Empereur est rentré dans son intérieur en me disant de le suivre…