Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/46

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avec tant de gloire, qui avait fait et l’admiration et les destinées du monde, ne pouvait finir comme un joueur au désespoir ou un amant trompé. Que deviendraient donc tous ceux qui croyaient, qui espéraient en lui ? Abandonnerait-il donc sans retour un champ libre à ses ennemis ? L’extrême désir que ceux-ci en faisaient éclater ne suffisait-il pas pour le décider à la résistance ? D’ailleurs, qui connaissait les secrets du temps ? Qui oserait affirmer l’avenir ? Que ne pourrait pas amener le simple changement d’un ministère, la mort d’un prince, celle d’un de ses confidents, la plus légère passion, la plus petite querelle ?… etc., etc.

« Quelques-unes de ces paroles ont leur intérêt, disait l’Empereur : mais que pourrons-nous faire dans ce lieu perdu ? – Sire, nous vivrons du passé ; il a de quoi nous satisfaire. Ne jouissons-nous pas de la vie de César, de celle d’Alexandre ? Nous posséderons mieux, vous vous relirez, Sire ! – Eh bien ! dit-il, nous écrirons nos Mémoires. Oui, il faudra travailler ; le travail aussi est la faux du temps. Après tout, on doit remplir, ses destinées ; c’est aussi ma grande doctrine1. Eh bien ! que les miennes s’accomplissent. » Et reprenant dès cet instant un air aisé et même gai, il passa des objets tout à fait étrangers à notre situation.


Appareillage de Plymouth – Croisière dans la Manche, etc. – Protestation.


Vendredi 4.

L’ordre était venu dans la nuit d’appareiller de bon matin. Nous mîmes sous voiles ; cela nous intrigua fort. Tous les papiers, les communications officielles, les conversations particulières, nous avaient appris que nous devions être menés à Sainte-Hélène par le Northumberland ; nous savions que ce vaisseau était encore à Chatam ou à Portsmouth, en armement ; nous devions donc compter encore sur huit ou dix jours au moins de relâche. Le Bellérophon était trop vieux pour ce voyage, il n’avait point les vivres nécessaires ; de plus, les vents étaient contraires en ce moment pour cingler vers Sainte-Hélène. Aussi, quand nous vîmes remonter la Manche vers l’est, nos incertitudes, nos conjectures recommencèrent ; et, quelles qu’elles fussent, elles devenaient un adoucissement à la déportation à Sainte-Hélène.

Cependant nous pensions que l’Empereur, en ce moment décisif, devait montrer une opposition officielle à cette violence. Pour lui, il y attachait peu de prix, et ne s’en occupait pas. Toutefois c’était préparer, disions-nous, des armes à ceux qui s’intéressaient à nous, et laisser dans le public des causes de souvenir et des motifs de défense. Je hasardai de lui lire une rédaction que j’avais essayée ; le sens lui plut, il en supprima quelques phrases, corrigea quelques mots, la signa, et l’envoya à lord Keith ; la voici :

PROTESTATION.

Je proteste solennellement ici, à la face du ciel et des hommes,