Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/461

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dans la longueur de la journée, dans l’ennui de ses casernes, a besoin de parler de guerre ; il ne peut parler de Fontenoy ni de Prague, qu’il ne connaît pas ; il faudra qu’il parle des victoires de Marengo, d’Austerlitz, d’Iéna, de celui qui les a gagnées, de moi enfin, qui remplis toutes les bouches et suis dans toutes les imaginations…

« Une telle situation est sans exemple dans l’histoire ; de quelque côté qu’on la considère, on ne voit jamais que les malheurs de la France. Que résultera-t-il de tout cela ? Deux peuples sur un même sol, acharnés, irréconciliables, qui se chamailleront sans relâche et s’extermineront peut-être.

« Bientôt la même fureur gagnera toute l’Europe. L’Europe ne formera bientôt plus que deux partis ennemis : on ne s’y divisera plus par peuples et par territoires, mais par couleur et par opinion. Et qui peut dire les crises, la durée, les détails de tant d’orages ! car l’issue n’en saurait être douteuse, les lumières et le siècle ne rétrograderont pas !… Quel malheur que ma chute !… J’avais refermé l’outre des vents ; les baïonnettes ennemies l’ont déchirée. Je pouvais marcher paisiblement à la régénération universelle ; elle ne s’exécutera désormais qu’au travers des tempêtes ! J’amalgamais, peut-être extirpera-t-on ! »


Arrivée du gouverneur – Progrès de l’Empereur dans son anglais.


Dimanche 14 au mardi 16.

Des bâtiments étaient en vue ; les signaux ont appris qu’ils portaient le nouveau gouverneur sir Hudson Lowe.

Pendant le dîner, l’Empereur nous a fait, en anglais, un récit des papiers français, contenant, disait-il, la destinée de M. La Peyrouse, le lieu où il avait fait naufrage, ses divers évènements, sa mort et son journal, etc., etc. ; le tout composait des détails curieux, piquants, romanesques, qui nous attachaient extrêmement ; l’Empereur en a joui, et s’est mis à rire ; car son récit n’était qu’une fable pour nous montrer ses progrès en anglais, disait-il.

Le nouveau gouverneur est arrivé sur les dix heures, malgré le mauvais temps et la pluie ; il était accompagné de l’amiral, chargé de le présenter, et qui lui avait dit sans doute que c’était l’heure la plus convenable.

L’Empereur ne l’a point reçu ; il était malade, et se fût-il bien porté, il ne l’eût pas reçu davantage. Le gouverneur, en arrivant de la sorte, manquait aux formes de la bienséance la plus commune ; nous soupçonnâmes sans peine que c’était une espièglerie de l’amiral. Le gou-