Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/463

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naire, appréciait les peines et les ennuis de notre exil, en indiquait les meilleurs soulagements. Nous devions faire, disait-il, des sacrifices mutuels, nous passer bien des choses : l’homme ne marquait dans la vie qu’en dominant le caractère que lui avait donné la nature, ou en s’en créant un par l’éducation et sachant le modifier suivant les obstacles qu’il rencontrait.

« Vous devez tâcher de ne faire ici qu’une famille, disait-il, vous m’avez suivi pour adoucir mes peines ; comment ce sentiment ne suffirait-il pas pour tout maîtriser ? Si la sympathie ne peut faire ici tous les frais, il faut être conduit du moins par le raisonnement et le calcul ; il faut savoir compter ses peines, ses sacrifices, ses jouissances pour arriver à un résultat, de même qu’on additionne ou qu’on soustrait tout ce qui se calcule. Tous les détails de la vie ne doivent-ils pas être soumis à cette règle ? Il faut savoir vaincre sa mauvaise humeur. Il est assez simple que vous ayez ici des différends, des querelles ; mais il faut une explication et non pas une bouderie : l’une amène des résultats, l’autre ne fait que compliquer les choses : la raison, la logique, un résultat surtout, doivent être le guide et le but constant de tout ici-bas. » Et alors il se citait lui-même, ou pour avoir suivi ces principes, ou pour s’en être éloigné. Il ajoutait qu’il fallait savoir pardonner, et ne pas demeurer dans une hostile et acariâtre attitude qui blesse le voisin et empêche de jouir soi-même ; qu’il fallait reconnaître les faiblesses humaines, et se plier à elles plutôt que de les combattre.

« Que serais-je devenu, disait-il, si je n’eusse suivi ces maximes ! On m’a dit souvent que j’étais trop bon, pas assez défiant. C’eût été bien pis si j’eusse été le contraire ! J’ai été trahi deux fois ; eh bien ! je le serais peut-être encore une troisième ; et c’est par cette grande connaissance du caractère des hommes, cette indulgence raisonnée que je m’étais créée, que j’ai pu gouverner la France, et que je suis le plus propre peut-être, dans l’état où elle se trouve, à la gouverner encore. En quittant Fontainebleau, n’avais-je pas dit à tous ceux qui me demandaient leur ligne de conduite : Allez au roi, servez-le… J’avais voulu leur rendre légitime ce que beaucoup n’eussent pas manqué de faire d’eux-mêmes ; je n’avais pas voulu laisser écraser ceux qui eussent été obstinément fidèles ; enfin je n’avais pas voulu surtout avoir à blâmer personne au retour. »

Ici, contre ma constante coutume, il m’est échappé d’oser questionner en quelque sorte l’Empereur : « Comment, Sire, me suis-je écrié, dès Fontainebleau, Votre Majesté a songé au retour ? – Oui, sans doute,