Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/483

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Racine et Voltaire ont fait les frais de ces soirées : Phèdre, Athalie, qui nous étaient lues par l’Empereur, ont fait nos délices. Il ajoutait des observations et des commentaires qui leur donnaient un nouveau prix.

Mahomet a été l’objet de sa plus vive critique, dans le caractère et dans les moyens. Voltaire, disait l’Empereur, avait ici manqué à l’histoire et au cœur humain. Il prostituait le grand caractère de Mahomet par les intrigues les plus basses. Il faisait agir un grand homme qui avait changé la face du monde, comme le plus vil scélérat, digne au plus du gibet. Il ne travestissait pas moins inconvenablement le grand caractère d’Omar, dont il ne faisait qu’un coupe-jarrets de mélodrame, et un vrai pourvoyeur de son maître.

Voltaire péchait ici surtout par la base, en attribuant à l’intrigue ce qui n’appartient qu’à l’opinion. « Les hommes qui ont changé l’univers, faisait observer l’Empereur, n’y sont jamais parvenus en gagnant des chefs, mais toujours en remuant des masses. Le premier moyen est du ressort de l’intrigue, et n’amène que des résultats secondaires ; le second est la marche du génie, et change la face du monde ! »

De là, l’Empereur, passant à la vérité historique, doutait de tout ce qu’on attribuait à Mahomet. « Il en aura été sans doute de lui comme de tous les chefs de sectes, disait-il. Le Coran ayant été fait trente ans après lui aura consacré bien des mensonges. Alors l’empire du Prophète, sa doctrine, sa mission étant déjà fondés, accomplis, on a pu, on a dû parler en conséquence. Néanmoins il reste encore à expliquer comment l’évènement prodigieux dont nous sommes certains, la conquête du monde, a pu s’opérer en si peu de temps ; cinquante ou soixante ans ont suffi. Par qui a-t-elle été opérée ? par des peuplades du désert, peu nombreuses, ignorantes, nous dit-on, mal aguerries, sans discipline, sans système. Et pourtant elles agissaient contre le monde civilisé, riche de tant de moyens ! Ici le fanatisme ne saurait suffire ; car il lui a fallu le temps de se créer lui-même, et la carrière de Mahomet n’a été que de treize ans… »

L’Empereur pensait qu’indépendamment des circonstances fortuites qui amènent parfois les prodiges, il fallait encore qu’il y eût ici, en arrière, quelque chose que nous ignorons ; que le monde chrétien avait été si prodigieusement entamé par les résultats de quelque cause première qui nous demeurait cachée, que peut-être ces peuples, surgis tout à coup du fond des déserts, avaient eu chez eux de longues guerres civiles, parmi lesquelles s’étaient formés de grands caractères, de grands talents, des impulsions irrésistibles, ou quelque autre cause de cette nature, etc.