Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/484

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En somme, Napoléon, sur les affaires de l’Orient, s’éloignait beaucoup des croyances communes tirées de nos livres habituels. Il avait à cet égard des idées tout à fait à lui, et pas bien arrêtées, disait-il ; et c’était son expédition d’Égypte qui avait amené ce résultat dans son esprit.

« Il est étonnant, pour revenir à Voltaire, disait-il, combien peu il supporte la lecture. Quand la pompe de la diction, les prestiges de la scène ne trompent plus l’analyse ni le vrai goût, alors il perd immédiatement mille pour cent. On ne croira qu’avec peine, continuait-il, qu’au moment de la révolution, Voltaire eût détrôné Corneille et Racine : on s’était endormi sur les beautés de ceux-ci, et c’est au Premier Consul qu’est dû le réveil. »

C’est lui qui fit reparaître alors tous nos chefs-d’œuvre nationaux dramatiques et lyriques, jusqu’aux pièces même proscrites par la politique : ainsi on revit Richard Cœur-de-Lion, qu’un tendre intérêt avait comme consacré aux Bourbons.

« Le pauvre Grétry m’en sollicitait depuis longtemps, nous disait un jour l’Empereur, et je hasardais en l’accordant une épreuve redoutable ; on me prédisait de grands scandales. La représentation eut lieu néanmoins sans nul inconvénient ; alors j’ordonnai de la répéter huit jours, quinze jours de suite, jusqu’à indigestion. Le charme rompu, Richard a continué d’être joué sans qu’on y songeât davantage, jusqu’au moment où les Bourbons à leur tour l’ont proscrit, parce qu’un tendre intérêt le consacrait désormais à ma personne. »

Étrange vicissitude qui s’est renouvelée encore, nous a-t-on dit, pour le drame du prince Édouard ou du prétendant en Écosse. L’Empereur l’avait interdit à cause des Bourbons, et les Bourbons viennent de l’interdire à cause de l’Empereur.


Ma visite à Plantation-House – Insinuation – Première méchanceté de sir H. Lowe – Proclamations de Napoléon – Sa politique en Égypte – Aveu d’acte illégal.


Vendredi 26.

J’ai été à Plantation-House faire ma visite. Lady Lowe m’a paru belle, aimable, un tant soit peu actrice. Sir Hudson Lowe l’a épousée peu de temps avant son départ d’Europe, et précisément nous a-t-on dit, pour l’aider à nous faire les honneurs de la colonie. J’ai compris que cette dame était veuve d’un des officiers de l’ancien régiment de sir Hudson Lowe, et sœur d’un colonel tué à Waterloo.

Le gouverneur m’a témoigné une politesse et une bienveillance toutes particulières qui m’ont frappé. Nous étions de connaissance depuis longtemps sans que je m’en doutasse, m’a-t-il dit. Depuis longtemps l’Atlas de M. Lesage, continuait-il, avait charmé ses instants, sans qu’il pût imaginer certainement alors la circonstance qui lui ferait connaître son auteur. Il s’était procuré cet ouvrage en Sicile, où il l’avait fait venir de Naples en contrebande. Il ne tarissait pas sur les louanges données à