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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/494

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peuples retenus seulement par la crainte. À chaque instant, au premier échec, ils pouvaient se déclarer. Je triomphais au milieu des périls toujours renaissants ; il me fallait sans cesse autant d’adresse que de force. Qu’il me fallut un étrange caractère dans toutes ces entreprises, un étrange coup d’œil, une étrange confiance dans mes combinaisons, désapprouvées par tous ceux peut-être qui m’environnaient !

« Quels actes les alliés opposeront-ils à de tels actes ? Si je n’eusse vaincu à Austerlitz, j’allais avoir toute la Prusse sur les bras. Si je n’eusse triomphé à Iéna, l’Autriche et l’Espagne se déclaraient sur mes derrières. Si je n’eusse battu à Wagram, qui ne fut pas une victoire aussi décisive, j’avais à craindre que la Russie ne m’abandonnât, que la Prusse ne se soulevât, et les Anglais étaient déjà devant Anvers.

« Toutefois quelles ont été mes conditions après la victoire ?

« À Austerlitz, j’ai laissé la liberté à Alexandre, que je pouvais faire mon prisonnier[1].

« Après Iéna, j’ai laissé le trône à la maison de Prusse, que j’en avais abattue.

« Après Wagram, j’ai négligé de morceler la monarchie autrichienne.

« Attribuera-t-on tout cela à de la simple magnanimité ? Les gens forts et profonds auraient le droit de m’en blâmer. Aussi, sans repousser ce sentiment, qui ne m’est pas étranger, aspirais-je à de plus hautes pensées encore. Je voulais préparer la fusion des grands intérêts européens, ainsi que j’avais opéré celle des partis au milieu de nous. J’ambitionnais d’arbitrer un jour la grande cause des peuples et des rois. Il me fallait donc me créer des titres auprès des rois, me rendre populaire au milieu d’eux. Il est vrai que ce ne pouvait être sans perdre auprès des peuples, je le sentais bien ; mais j’étais tout-puissant et peu timide. Je m’inquiétais peu des murmures passagers des peuples, bien sûr que le résultat devait me les ramener infailliblement.

« Cependant, continuait l’Empereur, je fis une grande faute après Wagram, celle de ne pas abattre l’Autriche davantage. Elle demeurait trop forte pour notre sûreté ; c’est elle qui nous a perdus. Le lendemain de la bataille, j’aurais dû faire connaître, par une proclamation, que je ne traiterais avec l’Autriche que sous la séparation préalable des trois couronnes d’Autriche, de Hongrie et de Bohême. Et, le croira-t-on ? un prince de maison d’Autriche m’a fait insinuer plusieurs

  1. Depuis mon retour en Europe, on m’a assuré qu’il existait deux billets au crayon, de l’Empereur Alexandre, sollicitant anxieusement qu’on le laissât passer. Si cela était vrai, quelle vicissitude de fortune ! Le vainqueur magnanime aurait péri dans les fers, au loin de l’Europe, privé de sa famille, et précisément au nom du vaincu qu’il avait si généreusement écouté !!!