Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/52

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur la violence qu’on faisait à sa personne en l’arrachant du Bellérophon : je vais la porter à bord du Tonnant. L’amiral Keith, très beau vieillard et de manières parfaites, m’y reçut avec une extrême politesse, mais il évita soigneusement de traiter le sujet, disant qu’il ferait réponse par écrit.

Cela ne m’arrêta pas, j’exposai l’état actuel de l’Empereur ; il était très souffrant, ses jambes enflaient, et je témoignai à lord Keith qu’il serait désirable pour l’Empereur de ne pas appareiller immédiatement. Il me répondit que j’avais été marin, et que je devais voir que son mouillage était critique ; ce qui était vrai.

Je lui exprimai la répugnance de l’Empereur de savoir ses effets fouillés et visités, ainsi que cela venait d’être déclaré, l’assurant qu’il les verrait sans regret jeter préférablement à la mer. Il me répondit que c’était un ordre qui lui était prescrit et qu’il ne pouvait enfreindre.

Enfin je lui demandai s’il serait bien possible qu’on pût en venir au point d’arracher à l’Empereur son épée. Il répondit qu’on la respecterait ; mais que Napoléon serait le seul, et que tout le reste serait désarmé. Je lui montrai que déjà je l’étais : on m’avait ôté mon épée pour me rendre à son bord.

Un secrétaire, qui travaillait à l’écart, fit observer à lord Keith, en anglais, que l’ordre portait que Napoléon lui-même serait désarmé ; sur quoi l’amiral lui répliqua sèchement, en anglais aussi, et autant que j’ai pu en saisir : « Monsieur, occupez-vous de votre travail, laissez-nous à nos affaires. »

Continuant toujours, je passai en revue tout ce qui nous était arrivé. J’avais été le négociateur, disais-je, je devais être le plus peiné ; j’avais le plus de droit d’être entendu. Lord Keith m’écoutait avec une impatience marquée ; nous étions debout, et à chaque instant ses saluts cherchaient à me congédier. Lorsque j’en fus à lui dire que le capitaine Maitland s’était dit autorisé à nous conduire en Angleterre, sans nous laisser soupçonner qu’il nous faisait prisonniers de guerre ; que ce capitaine ne saurait nier sans doute que nous étions venus librement et de bonne foi ; que la lettre de l’Empereur au prince de Galles, dont j’avais préalablement donné connaissance au capitaine Maitland, avait dû nécessairement créer des conditions tacites, dès qu’il n’y avait fait aucune observation ; alors la mauvaise humeur de l’amiral, sa colère même, percèrent tout à fait ; il me dit avec vivacité que dans ce cas le capitaine Maitland aurait été une bête ; car ses instructions n’étaient rien de tout cela, et qu’il en