Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/553

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sait même qu’il était très bien ; mais je n’en étais que plus inquiet de sa réclusion et de son calme. Il a voulu dîner plus tard que de coutume, et m’a fait rester. Il a demandé un verre de vin de Constance quelque temps avant son dîner ; c’est ce qu’il fait d’ordinaire quand il se sent le besoin d’être réveille.

Après le dîner, il a parcouru quelques-unes des adresses, des proclamations ou actes du Recueil de Goldsmith, d’ailleurs si incomplet ; quelques-unes l’ont remué. Alors, posant le livre et se mettant à marcher, il a dit : « Après tout, ils auront beau retrancher, supprimer, mutiler, il leur sera bien difficile de me faire disparaître tout à fait. Un historien français sera pourtant bien obligé d’aborder l’empire ; et, s’il a du cœur, il faudra bien qu’il me restitue quelque chose, qu’il me fasse ma part, et sa tâche sera aisée, car les faits parlent, ils brillent comme le soleil.

J’ai refermé le gouffre anarchique et débrouillé le chaos. J’ai dessouillé la révolution, ennobli les peuples et raffermi les rois. J’ai excité toutes les émulations, récompensé tous les mérites, et reculé les limites de la gloire ! Tout cela est bien quelque chose ! Et puis sur quoi pourrait-on m’attaquer, qu’un historien ne puisse me défendre ? Serait-ce mes intentions ? mais il est en fonds pour m’absoudre. Mon despotisme ? mais il démontrera que la dictature était de toute nécessité. Dira-t-on que j’ai gêné la liberté ? mais il prouvera que la licence, l’anarchie, les grands désordres, étaient encore au seuil de la porte. M’accusera-t-on d’avoir trop aimé la guerre ? mais il montrera que j’ai toujours été attaqué ; d’avoir voulu la monarchie universelle ? mais il fera voir qu’elle ne fut que l’œuvre fortuite des circonstances, que ce furent nos ennemis eux-mêmes qui m’y conduisirent pas à pas. Enfin sera-ce mon ambition ! ah ! sans doute, il m’en trouvera, et beaucoup, mais de la plus grande et de la plus haute qui fût peut-être jamais ! celle d’établir, de consacrer enfin l’empire de la raison et le plein exercice, l’entière jouissance de toutes les facultés humaines ! Et ici l’historien peut-être se trouvera réduit à devoir regretter qu’une telle ambition n’ait pas été accomplie, satisfaite ! » Et après quelques secondes de silence et de réflexion : « Mon cher, a dit l’Empereur, en bien peu de mots, voilà pourtant toute mon histoire. »


Quatrième jour de réclusion absolue – Le Moniteur favorable à l’Empereur.


Jeudi 2.

L’Empereur a encore gardé la chambre comme les jours précédents. Il m’a fait appeler le soir après notre dîner, sur les neuf heures. Il