Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/573

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« Néanmoins, tel est l’empire des bruits, quelque absurdes qu’ils soient, qu’il est probable que tout cela a été cru du vulgaire, et qu’une bonne partie le croit peut-être encore ; heureusement qu’il n’en est pas ainsi de l’histoire ; elle raisonne. »

Puis revenant : « C’est une chose bien remarquable, a-t-il dit, que le nombre de grands généraux qui ont surgi tout à coup dans la révolution. Pichegru, Kléber, Masséna, Marceau, Desaix, Hoche, etc., et presque tous de simples soldats ; mais aussi là semblent s’être épuisés les efforts de la nature ; elle n’a pu rien produire depuis, je veux dire du moins d’une telle force. C’est qu’à cette époque tout fut donné au concours parmi trente millions d’hommes, et la nature doit prendre ses droits ; tandis que plus tard on était rentré dans les bornes plus resserrées de l’ordre et de la société. On a été jusqu’à m’accuser de ne m’être entouré, au militaire et au civil, que de gens médiocres, pour mieux me conserver la supériorité ; mais aujourd’hui qu’on ne rouvrira sûrement pas le concours, à eux de mieux choisir ; on verra ce qu’ils trouveront.

« Une autre chose non moins remarquable, continuait-il, c’est l’extrême jeunesse de plusieurs de ces généraux qui semblent sortir tout faits des mains de la nature. Leur caractère est à l’avenant ; à l’exception de Hoche, qui donnait le scandale des mœurs, les autres ne connaissaient uniquement que leur affaire : la gloire et la patrie, voilà tout leur cercle de rotation ; ils tiennent tout à fait de l’antique.

« C’est Desaix, que les Arabes nomment le sultan juste ; c’est Marceau, pour les obsèques duquel les Autrichiens observent un armistice, par la vénération qu’il leur avait inspirée ; c’est le jeune Duphot, qui était la vertu même.

« Mais on ne peut pas dire qu’il en fut ainsi de tous ceux qui étaient plus avancés en âge ; c’est qu’ils tenaient du temps qui venait de disparaître ; M***, A***, B***, et beaucoup d’autres étaient des déprédateurs intrépides.

« L’un d’eux, en outre, était d’une avarice sordide, et l’on a prétendu que je lui avais joué un tour pendable ; que, révolté un jour de ses dernières déprédations, j’avais tiré sur son banquier pour deux ou trois millions. Grand embarras ! car enfin mon nom était bien quelque chose. Le banquier écrivit qu’il ne pouvait payer sans autorisation ; il lui fut répondu de payer tout de même, que le plaignant aurait les tribunaux pour se faire rendre justice ; mais l’intéressé n’en fit rien et laissa payer.