Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/585

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L’Empereur a bien voulu recevoir, à ma requête, cette ancienne connaissance du Northumberland, et a causé près de deux heures, passant familièrement en revue les actes de son administration qui ont accumulé sur lui le plus de haine, de mensonges et de calomnies. Rien n’était plus correct, plus clair, plus simple, plus curieux, plus satisfaisant, me disait plus tard ce docteur.

L’Empereur termina par ces paroles remarquables : « Je m’inquiète peu de tous les libelles lancés contre moi ; mes actes et les évènements y répondent mieux que les plus habiles plaidoyers. Je me suis assis sur un trône vide. J’y suis monté vierge de tous les crimes ordinaires aux chefs de dynasties. Qu’on aille chercher dans l’histoire et que l’on compare. Si j’ai à craindre un reproche de la postérité et de l’histoire, ce ne sera pas d’avoir été trop méchant, mais peut-être d’avoir été trop bon. »

Après le dîner, l’Empereur a parcouru le Dictionnaire des Girouettes nouvellement arrivé, dont l’idée est plaisante et l’exécution manquée. C’est le recueil alphabétique des personnes vivantes qui ont paru sur la scène depuis la révolution, et dont les expressions, les sentiments où les actes avaient suivi la variation du vent. Des girouettes accompagnent leur nom, avec l’extrait des discours en regard, ou les actes qui les leur avaient méritées. En l’ouvrant, l’Empereur a demandé s’il s’y trouvait quelqu’un de nous. Non, Sire, lui a-t-on répondu plaisamment ; il n’y a que Votre Majesté. En effet, Napoléon y était pour avoir consacré la république et exercé la royauté.

L’Empereur s’est mis à nous lire divers articles. La transition des discours de chacun était vraiment curieuse ; le contraste était parfois exprimé avec tant d’impudeur et d’effronterie, que l’Empereur, tout en lisant, ne pouvait s’empêcher d’en rire de bon cœur. Néanmoins, au bout de quelques pages, il a rejeté le livre avec l’expression du dégoût et de la douleur, faisant observer qu’après tout ce recueil était la dégradation de la société, le code de la turpitude, le bourbier de notre honneur. Un article lui a été particulièrement sensible, celui de Bertholet, qu’il avait tellement comblé, sur lequel il devait tant compter, disait-il.

Tout le monde connaît ce trait charmant : Bertholet ayant éprouvé des pertes et se trouvant gêné, l’Empereur, qui l’apprit, lui envoya cent mille écus, ajoutant qu’il avait à se plaindre de lui, puisqu’il avait ignoré que lui, Napoléon, était toujours au service de ses amis. Eh bien ! Bertholet, lors des désastres, avait été très mal pour l’Empereur, qui