Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/623

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On lui racontait alors qu’il avait couru dans le monde qu’il eût été le maître en 1814 d’avoir la Corse au lieu de l’île d’Elbe. « Sans doute, disait l’Empereur, et quand on saura bien les affaires de Fontainebleau, on sera bien surpris ! J’eusse pu alors me réserver ce que j’eusse voulu ; l’humeur du moment me décida pour l’île d’Elbe. Toutefois, si j’avais eu la Corse, il est à croire que le retour de 1815 n’eût pas été tenté. À l’île d’Elbe même, ce n’est qu’en gouvernant mal, qu’en n’accomplissant pas vis-à-vis de moi les engagements stipulés qu’on a prononcé mon retour. »

Nous avons alors rappelé à l’Empereur sa première intention de monter à cheval ; il nous a dit qu’il aimait mieux causer et marcher. Il a demandé son déjeuner, à la suite duquel nous sommes demeurés longtemps à parler de l’ancienne cour, de la noblesse qui la composait, de ses prétentions, des carrosses du roi, etc., et tout cela se comparait à mesure avec ce qu’avait créé l’Empereur.

De là il est remonté à l’époque de son consulat et aux grandes difficultés qu’avait présentées l’espèce de cour qu’il s’agissait alors de composer. Le Premier Consul, en arrivant aux Tuileries, succédait à des orages, à des temps, a des mœurs qu’il était résolu de faire oublier. Mais il avait toujours été aux armées ; il arrivait d’Égypte, il avait quitté la France jeune et sans expérience. Il ne connaissait personne, et c’est ce qui lui causa d’abord un grand embarras. Lebrun fut pour lui, dans ces premiers moments, une espèce de tuteur fort précieux. Les banquiers ou faiseurs d’affaires étaient alors ceux qui donnaient le ton ; à peine le Consul était-il nommé, que plusieurs s’empressèrent d’offrir des prêts considérables. Ce dévoilement ne semblait que généreux, mais renfermait d’arrière-espérances. C’étaient en général des gens mal famés ; ils furent refusés.

Le Premier Consul avait une répugnance naturelle contre les faiseurs d’affaires ; il s’était fait un devoir, disait-il, de montrer d’autres principes que ceux du temps du Directoire. Il voulait que la probité devînt le premier ressort et le caractère de son nouveau gouvernement. Le Consul se vit aussi presque aussitôt entouré de femmes de fournisseurs ; elles étaient toutes charmantes et de la dernière élégance : ces deux circonstances semblaient être de rigueur parmi tous les faiseurs d’affaires et entrer pour beaucoup dans leurs spéculations. Mais le sévère Lebrun était là pour éclairer son jeune Télémaque. Il fut résolu de ne pas les admettre dans la société des Tuileries. Toutefois on n’était pas sans embarras pour la composer ; on ne voulait pas de nobles, pour ne