Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/684

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l’Empereur, vous séparez là ce qui ne l’est pas ; les citoyens et les soldats aujourd’hui ne font qu’un. Dans la crise où nous nous trouvons, la conscription atteint tout le monde ; la carrière militaire n’est plus une affaire de goût, elle est une affaire de force. La plupart de ceux qui s’y trouvent ont perdu leur état contre leur gré ; il est donc juste de leur en tenir compte. – Mais, répétait encore l’opposant, c’est qu’on pourrait croire, par la rédaction du projet, que Votre Majesté ne veut désormais donner la plus grande partie de ces places qu’aux militaires. – Mais c’est bien aussi mon intention, Monsieur, dit l’Empereur ; il ne s’agit que de savoir si j’en ai le droit et si je blesse la justice. Or la constitution me donne la nomination à tous ces emplois, et il me semble qu’il est de toute justice que ce soient ceux qui ont le plus souffert qui aient le plus de droits aux indemnités. » Puis, haussant la voix : « Messieurs, la guerre n’est point un métier de roses ; vous ne la connaissez ici, sur vos bancs, que d’après la lecture des bulletins ou le récit de nos triomphes. Vous ne connaissez pas nos bivouacs, nos marches forcées, nos privations de tous genres, nos souffrances de toutes espèces. Moi, je les connais, parce que je les vois et que parfois je les partage. »

Quoi qu’il en soit, ce projet de décret, après plusieurs rédactions, finit par disparaître comme beaucoup d’autres, et les intentions de l’Empereur ne furent même pas connues du public, que je sache, bien qu’il eût semblé mettre un vif intérêt à le voir adopté, et qu’il en eût poursuivi la défense dans les plus petits détails.

« Mais, Sire, lui avait-on objecté dans le principe, Votre Majesté donnerait-elle de ces places à un militaire qui ne saurait point lire ? – Pourquoi pas ? – Mais comment pourrait-il remplir sa place, tenir ses registres ? – Eh bien ! Monsieur, il appellerait son voisin ; il ferait venir de ses parents, et le bienfait intentionné pour un se répandrait sur plusieurs. D’ailleurs je ne tiens pas à votre objection ; nous n’avons qu’à prescrire la condition qu’il sera capable de la remplir, etc. »

À la nuit, l’Empereur m’a fait appeler dans sa chambre. Il y était seul, avec un peu de feu et dans l’ombre ; les lumières étaient dans la chambre voisine. Cette obscurité plaisait, disait-il, à sa mélancolie. Il était triste et silencieux.

Après le dîner, l’Empereur répétait avoir beaucoup médité sur les moyens de recréer la société. Il avait eu des cercles à la cour, des spectacles, des voyages à Fontainebleau. Cela gênait, disait-il, les gens de la cour, et n’influait pas sur les cercles de la capitale. Il n’y avait point