Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/688

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répliquait-il à cela, vous m’avez vu et entendu souvent au Conseil d’État. »

Le soir, après le dîner, la conversation tomba sur la religion. L’Empereur s’y est arrêté longtemps. Je vais en transcrire ici avec soin le résumé, comme tout à fait caractéristique sur un point qui a dû exercer sans doute souvent la curiosité de plusieurs.

L’Empereur, après un mouvement très vif et très chaud, a dit : « Tout proclame l’existence d’un Dieu, c’est indubitable[1] ; mais toutes nos religions sont évidemment les enfants des hommes. Pourquoi y en avait-il tant ? pourquoi la nôtre n’avait-elle pas toujours existé ? pourquoi était-elle exclusive ? que devenaient les hommes vertueux qui nous avaient devancés ? pourquoi ces religions se décriaient-elles, se combattaient-elles, s’exterminaient-elles ? pourquoi cela avait-il été de tous les temps, de tous les lieux ? C’est que les hommes sont toujours les hommes, c’est que les prêtres ont toujours glissé partout la fraude et le mensonge. Toutefois, disait l’Empereur, dès que j’ai eu le pouvoir, je me suis empressé de rétablir la religion. Je m’en servais comme de base et de racine. Elle était à mes yeux l’appui de la bonne morale, des vrais principes, des bonnes mœurs. Et puis l’inquiétude de l’homme est telle qu’il lui faut ce vague et ce merveilleux qu’elle lui présente. Il vaut mieux qu’il le prenne là que d’aller le chercher chez Cagliostro, chez mademoiselle Lenormand, chez toutes les diseuses de bonne aventure et chez les fripons. » Quelqu’un ayant osé lui dire qu’il pourrait se faire qu’il finît par être dévot, l’Empereur a répondu, avec l’air de conviction, qu’il craignait que non, et qu’il le prononçait à regret ; car c’était sans doute une grande consolation ; que toutefois son incrédulité ne venait ni de travers ni de libertinage d’esprit, mais seulement de la force de sa raison. « Cependant, ajoutait-il, l’homme ne doit jurer de rien surtout ce qui concerne ses derniers instants. En ce moment, sans doute, je crois bien que je mourrai sans confesseur ; et néanmoins voilà un tel, montrant l’un de nous, qui me confessera peut--

  1. Depuis mon retour en Europe, je tiens de M. l’évêque Grégoire qu’au plus fort de la crise du concordat, mandé avant le jour à la Malmaison, quand il y arriva, le Premier Consul se promenait déjà dans une allée, discutant vivement avec le sénateur Volney. « Oui, Monsieur, lui disait-il, on dira ce qu’on voudra, mais il faut au peuple une religion, et surtout de la croyance ; et quand je dis le peuple, Monsieur, je ne prétends pas encore dire assez, car moi-même, » et il étendait en cet instant ses bras avec une espèce d’inspiration enthousiaste vers le soleil qui précisément en cet instant apparaissait radieux à l’horizon, « moi-même, exprimait-il avec chaleur, à la vue d’un tel spectacle, je me surprends à être ému, entraîné, convaincu ; » et se tournant vers l’abbé Grégoire, il lui dit : « Et vous, Monsieur, qu’en dites-vous ? » À quoi celui-ci n’eût qu’à répondre qu’un pareil spectacle était bien fait pour donner lieu aux plus sérieuses et aux plus fécondes méditations.