Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/72

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lui valut des camarades le sobriquet de la paille au nez. Cette époque fut pour Napoléon celle d’un changement dans son caractère. Au rebours de toutes les histoires apocryphes qui ont donné les anecdotes de sa vie, Napoléon fut, à Brienne, doux, tranquille, appliqué, et d’une grande sensibilité. Un jour le maître de quartier, brutal de sa nature, sans consulter, disait Napoléon, les nuances physiques et morales de l’enfant, le condamna à porter l’habit de bure et à dîner à genoux à la porte du réfectoire : c’était une espèce de déshonneur. Napoléon avait beaucoup d’amour-propre, une grande fierté intérieure ; le moment de l’exécution fut celui d’un vomissement subit et d’une violente attaque de nerfs. Le supérieur, qui passait par hasard, l’arracha au supplice en grondant le maître de son peu de discernement, et le père Patrault, son professeur de mathématiques, accourut, se plaignant que, sans nul égard, on dégradât ainsi son premier mathématicien.

(Propre dictée de Napoléon). « À l’âge de puberté, Napoléon devint morose, sombre ; la lecture fut pour lui une espèce de passion poussée jusqu’à la rage ; il dévorait tous les livres. Pichegru fut son maître de quartier et son répétiteur.

« Pichegru était de la Franche-Comté, et d’une famille de cultivateurs. Les Minimes de Champagne avaient été chargés de l’école militaire de Brienne ; leur pauvreté et leur peu de ressource attirant peu de sujets parmi eux, faisaient qu’ils n’y pouvaient suffire ; ils eurent recours aux Minimes de Franche-Comté ; le père Patrault fut un de ceux-ci. Une tante de Pichegru, sœur de la charité, le suivit pour avoir soin de l’infirmerie, amenant avec elle son neveu, jeune enfant auquel on donna gratuitement l’éducation des élèves. Pichegru, doué d’une grande intelligence, devint, aussitôt que son âge le permit, maître de quartier, et répétiteur du père Patrault, qui lui avait enseigné les mathématiques. Il songeait à se faire minime : c’était là toute son ambition et les idées de sa tante ; mais le père Patrault l’en dissuada, en lui disant que leur profession n’était plus du siècle, et que Pichegru devait songer à quelque chose de mieux ; il le porta à s’enrôler dans l’artillerie, où la révolution le prit sous-officier. On connaît sa fortune militaire : c’est le conquérant de la Hollande. Ainsi le père Patrault a la gloire de compter parmi ses élèves les deux plus grands généraux de la France moderne.

« Plus tard, ce père Patrault fut sécularisé par M. de Brienne, archevêque de Sens et cardinal de Loménie, qui en fit un de ses grands-vicaires, et lui confia la gestion de ses nombreux bénéfices.

« Lors de la révolution, le père Patrault, d’une opinion politique bien