Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/732

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étaient devant le port, courant des bordées pour entrer. Ces deux bâtiments avaient manqué l’île dans la nuit, et étaient obligés de l’attaquer sous le vent. Ils avaient quitté l’Angleterre le 23 avril, et nous apportaient le bill qui concerne la détention de l’Empereur. La législature anglaise avait converti en loi la détermination des ministres à cet égard. Les commissaires des trois puissances d’Autriche, de France et de Russie, étaient aussi à bord de ces bâtiments.

Dans le courant de la journée, l’Empereur, parlant des formes, des costumes qu’il avait prescrits, de l’étiquette qu’il avait introduite, disait : « Il m’était devenu bien difficile de m’abandonner à moi-même. Je sortais de la foule ; il me fallait, de nécessité, me créer un extérieur, me composer une certaine gravité, en un mot, établir une étiquette, autrement l’on m’eût journellement frappé sur l’épaule. En France, nous sommes naturellement enclins à une familiarité déplacée, et j’avais à me prémunir surtout contre ceux qui avaient sauté à pieds joints sur leur éducation. Nous sommes très facilement courtisans, très obséquieux au début, portés d’abord à la flatterie, à l’adulation ; mais bientôt arrive, si on ne la réprime, une certaine familiarité qu’on porterait aisément jusqu’à l’insolence. On sait que nos rois n’étaient pas exempts de cet inconvénient. » Et l’Empereur a cité une anecdote, sous Louis XV, fort caractéristique, celle de ce courtisan, disait-il, à qui ce prince demanda, à son lever, combien il avait d’enfants. « Quatre, Sire, » répondit-il. Le roi, ayant eu occasion de lui parler en public deux ou trois fois dans la journée, lui fit précisément toujours la même question : « Un tel, combien avez-vous d’enfants ? » Et toujours l’autre répondit : « Quatre, Sire. » Enfin le soir, au jeu, le roi lui ayant demandé encore : « Un tel, combien avez-vous d’enfants ? – Sire, répondit-il cette fois, six. – Comment diable ! reprit le roi, mais il me semble que vous m’aviez dit quatre ? – Ma foi, Sire, c’est que j’ai craint de vous ennuyer en vous répétant toujours la même chose. »

« Sire, dit alors à l’Empereur l’un de nous, voici une anecdote d’un pays voisin, digne de celle qui vient d’être mentionnée, et qui pourra servir à comparer l’insolence gratuite du courtisan d’un maître absolu avec l’énergique ressentiment de celui qui n’a rien à redouter de son souverain constitutionnel.

« Quelqu’un de la haute société, à Londres, ayant à se plaindre d’un grand personnage dont il avait été fort maltraité, à je ne sais quel sujet, jura devant ses amis de le lui faire payer ostensiblement. Ayant appris que le grand personnage devait paraître à une fort belle assem-