Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/740

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telots et soldats, canonniers et pontonniers ; avec la même solde, on obtenait deux services, etc. Le tout allait fort bien jusque-là ; je me félicitais intérieurement, je touchais à ma conclusion, quand le mot eut le malheur de me manquer ; l’absence atteignit bientôt jusqu’à l’idée, et me voilà muet, interdit, sans plus savoir ni ce que je voulais, ni même où j’étais. Je parlais là pour la première fois ; j’avais fait une entreprise extraordinaire, celle de surmonter ma timidité naturelle. Un silence profond régnait autour de moi, une multitude d’yeux m’ajustaient ; je crus que j’allais défaillir. Il ne me resta plus qu’à avouer ma souffrance, à dire à l’Empereur que je préférerais bien davantage de me trouver à une bataille, et qu’à lui demander enfin la permission d’achever par la lecture de quelques lignes écrites. Mais à partir de là il ne m’est jamais venu l’envie de prendre la parole de nouveau ; j’en ai été guéri pour toujours ; mon éloquence ne s’est jamais répétée. Toutefois, et malgré ma mésaventure, mon peu de paroles n’avait pas été perdu pour l’Empereur ; car, à quelques jours de là, l’aide de camp de service, le comte Bertrand, me dit que Sa Majesté jouant au billard, et voyant entrer le ministre de la marine, l’avait apostrophé sur le sujet, lui disant : « Eh bien ! Las Cases nous a lu au Conseil un très-bon mémoire sur la composition des matelots : il est loin d’être de votre avis sur l’âge que vous voulez d’eux, etc., etc. »

Il n’y avait pas de séance présidée par l’Empereur qui ne fût du plus grand intérêt, parce qu’il y parlait toujours, et que tout ce qu’il disait était extrêmement remarquable. J’en sortais toujours enthousiasmé ; mais ce qui me surprenait fort et m’indignait beaucoup, c’était d’entendre le soir répéter dans les salons quelques-unes de ces choses, mais toujours très défigurées et en général très malveillantes. D’où pouvait naître une si singulière circonstance ? Était-ce infidélité dans celui qui avait entendu ? était-ce méchanceté chez celui à qui on l’avait redit ? Toutefois la chose était ainsi.

J’eus plus d’une fois l’envie, dans le temps, d’écrire ce dont j’avais été le témoin, et j’ai beaucoup regretté depuis de ne l’avoir pas fait. Je vais transcrire ici quelques souvenirs épars qui reviennent à ma mémoire.

Un jour l’Empereur, parlant des droits politiques à accorder à des étrangers d’origine française, disait : « Le plus beau titre sur la terre est d’être né Français ; c’est un titre dispensé par le ciel, qu’il ne devrait être donné à personne sur la terre de pouvoir retirer. Pour moi, je voudrais qu’un Français d’origine, fût-il à sa dixième génération d’étranger, se trouvât encore Français s’il le réclamait. Je voudrais, s’il