Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/753

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ainsi, je deviendrai l’horreur, j’aurai été le fléau de ma nation, seraient des paroles qui m’arrêteraient court et m’enchaîneraient plus que des armées, etc., etc.

« Et puis, au fait, qu’aurait-on à craindre ! Que je fisse la guerre ? je suis trop vieux. Que je courusse encore après la gloire ? je m’en suis gorgé, j’en avais fait litière, et, pour le dire en passant, c’était une chose que j’avais rendue désormais tout à la fois bien commune et bien difficile. Que je commençasse des conquêtes ? je n’en fis pas par manie, elles étaient le résultat d’un grand plan, je dirais bien plus, de la nécessité : elles furent raisonnables dans leur temps ; aujourd’hui elles seraient impossibles ; elles étaient exécutables alors, il serait insensé d’en avoir l’intention à présent ; et puis, les bouleversements et les malheurs de la pauvre France ont désormais enfanté assez de difficultés ; il y aurait assez de gloire à la déblayer, pour n’avoir pas à en rechercher d’autre. »

Deux de ces messieurs avaient été à la ville voir les nouveaux arrivants et courir après les nouvelles. Leur retour et leur récit ont fait au jardin, quelques instants, l’occupation de l’Empereur. Il est rentré sur les six heures dans son cabinet, où il m’a dit de le suivre ; bientôt après, le hasard a amené une très longue conversation d’un intérêt et d’un prix inexprimables pour moi. Bien que le sujet m’en soit purement et exclusivement personnel, je n’ai garde de le passer sous silence : les traits caractéristiques relatifs à Napoléon, lesquels s’y rencontrent à chaque instant, seraient mon excuse si j’en avais besoin.

Les nouveaux venus sur le Newcastle avaient encore parlé beaucoup de mon Atlas historique, ce qui porta l’Empereur à remarquer de nouveau qu’il était inouï le bien que m’avait fait cet ouvrage, et qu’il était inouï aussi qu’il n’en eût pas eu une exacte connaissance !

« Comment ne s’est-il donc trouvé, me disait-il, aucun de vos amis qui m’en ait donné une idée juste ? Je ne l’ai bien vu qu’à bord du Northumberland, et il est connu de toute la terre. Comment n’avez-vous pas demandé à m’en entretenir vous-même ? je vous eusse apprécié, je vous eusse fait une tout autre fortune. J’en avais une idée tellement confuse et tellement subalterne, que peut-être vous était-elle défavorable. Voilà les souverains et leur malheur ; car personne n’avait plus de bonne volonté sans doute que moi. Ceux qui étaient déjà fixés autour de ma personne eussent pu tout, auprès de moi, pour une chose comme la vôtre, parce que c’était un fait que je pouvais juger moi-même, et que je ne demandais pas mieux. À présent que je connais