Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/765

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saire d’avoir une idée des ressorts extérieurs ; autrement, ce qu’on lisait sur cette assemblée perdait beaucoup de son intérêt, de sa couleur, demeurait souvent même inintelligible. L’esprit des premiers moments, les premiers intérêts de la révolution demeuraient entièrement souterrains, etc.

Après dîner, l’Empereur a beaucoup parlé sur l’artillerie. Il eût désiré plus d’uniformité dans les pièces, moins de subdivision. Le général était souvent hors d’état de juger leur meilleur emploi, et rien ne pouvait être supérieur aux avantages de l’uniformité dans tous les instruments et tous les accessoires.

L’Empereur se plaignait qu’en général l’artillerie ne tirait pas assez dans une bataille. Le principe à la guerre était qu’on ne devait pas manquer de munitions : quand elles étaient rares, c’était l’exception ; hors de cela, il fallait toujours tirer. Lui qui avait souvent manqué périr par des boulets perdus, qui savait de quelle importance c’eût été pour le sort de la bataille et de la campagne, il était d’avis de tirer sans cesse sans calculer les dépenses des boulets. Bien plus, s’il eût voulu, disait-il, fuir le poste du danger, il se serait mis à trois cents toises plutôt qu’a huit cents : à la première distance, les boulets passent souvent sur la tête ; à la seconde, il faut que tous tombent quelque part.

Il disait qu’on ne pouvait jamais faire tirer les artilleurs sur les masses d’infanterie, quand ils se trouvaient attaqués eux-mêmes par une batterie opposée. C’était lâcheté naturelle, disait-il gaiement, violent instinct de sa propre conservation. Un artilleur parmi nous se récriait contre une telle assertion. « C’est pourtant cela, continuait l’Empereur, vous vous mettez aussitôt en garde contre qui vous attaque ; vous cherchez à le détruire, pour qu’il ne vous détruise pas. Vous cessez souvent votre feu, pour qu’il vous laisse tranquille et qu’il retourne aux masses d’infanterie, qui sont pour la bataille d’un bien autre intérêt, etc. »

L’Empereur revenait souvent sur le corps de l’artillerie au temps de son enfance : c’était le meilleur, le mieux composé de l’Europe, disait-il ; c’était un service tout de famille, des chefs entièrement paternels, les plus braves, les plus dignes gens du monde, purs comme de l’or ; trop vieux, parce que la paix avait été longue. Les jeunes gens en riaient parce que le sarcasme et l’ironie étaient la mode du temps ; mais ils les adoraient, et ne faisaient que leur rendre justice.

Napoléon, dans ses dernières volontés, s’est ressouvenu de ce sentiment, et l’a consacré par un legs en faveur des enfants ou des petits-enfants du baron Dutheil, son ancien chef d’artillerie : « Comme sou-