Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/78

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pas insensible : c’était leur première inclination à tous deux, et telle qu’elle pouvait être à leur âge et avec leur éducation.

Il est faux du reste, ainsi que je l’avais entendu dire dans le monde, que la mère ait voulu ce mariage, et que le père s’y soit opposé, alléguant qu’ils se nuiraient l’un à l’autre en s’unissant, tandis qu’ils étaient faits pour faire fortune chacun de leur côté. L’anecdote qu’on raconte au sujet d’un pareil mariage avec mademoiselle Clary, depuis madame Bernadotte, aujourd’hui reine de Suède, n’est pas plus exacte.

L’Empereur, en 1805, allant se faire couronner roi d’Italie, retrouva sur son passage à Lyon la fille de M. du Colombier, et fit pour elle tout ce qu’elle demanda.

Mesdemoiselles de Laurencin et Saint-Germain faisaient dans ce temps-là les beaux jours de Valence, et s’y partageaient tous les cœurs : la dernière est devenue madame de Montalivet, dont le mari fut alors aussi fort connu de l’Empereur, qui l’a fait depuis son ministre de l’intérieur. « Honnête homme, qui m’est demeuré, je crois, disait Napoléon, toujours tendrement attaché. »

L’Empereur, à dix-huit ou vingt ans, était des plus instruits, pensant fortement, et de la logique la plus serrée. Il avait immensément lu, profondément médité, et a peut-être perdu depuis, dit-il. Son esprit était vif, prompt ; sa parole énergique. Partout il était aussitôt remarqué, et obtenait beaucoup de succès auprès des deux sexes, surtout auprès de celui qu’on préfère à cet âge ; et il devait lui plaire par des idées neuves et fines, par des raisonnements audacieux. Les hommes devaient redouter sa logique et sa discussion, auxquelles la connaissance de sa propre force l’entraînait naturellement.

Beaucoup de ceux qui l’ont connu dans ses premières années lui ont prédit une carrière extraordinaire ; aucun d’eux n’a été surpris de celle qu’il a remplie. Vers ce temps il remporta, sous l’anonyme, un prix à l’académie de Lyon, sur la question posée par Raynal : Quels sont les principes et les institutions à inculquer aux hommes pour les rendre le plus heureux possible ? Le mémoire anonyme fut fort remarqué ; il était, du reste, tout à fait dans les idées du temps. Il commençait par demander ce qu’était le bonheur, et répondait : De jouir complètement de la vie de la manière la plus conforme à notre organisation morale et physique. Devenu Empereur, il causait un jour de cette circonstance avec M. de Talleyrand. Celui-ci, en courtisan délicat, lui rapporta, au bout de huit jours, ce fameux mémoire, qu’il avait fait déterrer des archives de l’académie de Lyon. C’était en hiver. L’Empereur le prit, en lut quelques