Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/789

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sent, toute espérance d’amélioration future nous échappe, et le plus sinistre avenir seul demeure.

L’arrivée du nouveau gouverneur est le signal des grandes misères. C’est pour la personne de l’Empereur le commencement d’un supplice nouveau ; chaque jour il reçoit un coup d’épingle.

Le premier pas de sir Hudson Lowe est une insulte ; une de ses premières paroles, une barbarie ; un de ses premiers actes, une méchanceté.

Bientôt il ne semble plus avoir d’autre occupation, n’avoir reçu d’autre emploi que de nous tourmenter et de nous faire souffrir sous toutes les formes, sur tous les objets, de toutes les manières.

L’Empereur, qui s’était promis d’abord de s’en tenir au plus complet stoïcisme, s’en émeut néanmoins et s’en exprime fortement. Les conversations sont chaudes, la brèche s’ouvre, chaque jour va l’agrandir.

La santé de l’Empereur s’altère visiblement, et nous le voyons changer à vue d’œil. Contre sa nature, il se sent incommodé très souvent ; une fois il garde sa chambre jusqu’à six jours de suite sans sortir du tout ; une mélancolie secrète qui se déguise à tous les yeux, peut-être aux siens propres, un mal concentré, commencent à le saisir ; il rétrécit chaque jour le cercle déjà si resserré de son mouvement et de ses distractions ; il renonce au cheval ; il n’invite plus d’Anglais à dîner ; il abandonne même son travail régulier ; ses dictées, auxquelles jusque-là il avait semblé trouver quelques charmes, ne vont plus : le dégoût l’avait saisi, et il ne se trouvait plus le courage, me disait-il parfois, de s’y remettre. La plupart de ses journées se passent à parcourir des livres dans sa chambre ou en conversations avec nous, publiques ou privées, et le soir il nous lit lui-même, après son dîner, quelques pièces de théâtre de nos grands maîtres, ou toute autre production amenée par le hasard ou les caprices du moment.

Toutefois la sérénité de son âme, son égalité de caractère, n’éprouvent par ces circonstances nulle altération vis-à-vis de nous ; au contraire, nous n’en semblons que plus resserrés en famille ; il est plus à nous, et nous lui appartenons davantage ; ses conversations présentent plus d’abandon, d’épanchement et d’intérêt.

Il me faisait venir à présent très souvent dans sa chambre pour causer, et ses conversations privées le conduisaient parfois à des sujets très importants, tels que la guerre de Russie, celle d’Espagne, les conférences de Tilsit et d’Erfurt, qu’on rencontre dans cette période de mon recueil. Et ici je dois faire ou répéter quelques observations que je prie ceux qui me liront de ne pas perdre de vue durant tout le cours de cet