Siéyes donna une autre scène fort plaisante. Les circonstances et l’opinion publique en avaient fait une espèce d’oracle en ce genre ; il déroula donc aux commissions des deux Conseils, mystérieusement et avec poids et mesure, les différentes bases, qui furent toutes adoptées, bonnes, imparfaites ou mauvaises. Enfin il couronna l’œuvre en dévoilant la sommité, ce qu’on attendait avec une vive et curieuse impatience. Il proposa un grand électeur qui résiderait à Versailles, jouirait de six millions annuels, représenterait la dignité nationale et n’aurait d’autre fonction que de nommer deux Consuls : celui de la paix, celui de la guerre, tout à fait indépendants dans leurs fonctions. Encore si cet électeur avait fait un mauvais choix, le Sénat devait-il l’absorber lui-même. C’était l’expression technique, c’est-à-dire le faire disparaître en le faisant rentrer par forme de punition dans la foule des citoyens. »
Napoléon, faute d’expérience dans les assemblées, et aussi par une circonspection commandée par le moment, avait pris peu ou point de part à ce qui avait précédé ; mais ici, à ce point décisif, il se mit à rire, dit-il, au nez de Siéyes, et sabra ce qu’il appelait ses niaiseries métaphysiques. Siéyes n’aimait pas à se défendre, disait l’Empereur, et ne savait pas le faire. Il essaya pourtant ici de dire qu’après tout un roi n’était pas autre chose. Napoléon lui répondait : « Mais vous prenez l’abus pour le principe, l’ombre pour le corps. » Puis il l’acheva en lui disant : « Et comment avez-vous pu imaginer, Monsieur Siéyes, qu’un homme de quelque talent et d’un peu d’honneur voulût se résigner au rôle d’un cochon à l’engrais de quelques millions ? » Après une telle sortie, qui, disait l’Empereur, fit rire aux éclats tous les assistants, la création de Siéyes demeura noyée ; il n’y eut plus moyen pour lui de revenir à son grand électeur, et l’on se décida pour un Premier Consul à décision suprême, ayant la nomination à tous les emplois, et deux Consuls accessoires à voix délibératives seulement. C’était au fait, dès cet instant, l’unité du pouvoir. Le Premier Consul était un vrai président d’Amérique, gazé sous des formes que commandait encore l’esprit ombrageux du moment ; aussi l’Empereur dit-il que son règne commença réellement dès ce jour-là.
L’Empereur regrettait en quelque sorte que Siéyes n’eût pas été l’un des trois Consuls. Celui-ci, qui le refusa d’abord, le regretta aussi, mais quand, il n’était plus temps. Il s’était mépris sur la nature de ces Consuls, disait Napoléon ; il craignait pour son amour-propre et redoutait d’avoir à chaque instant le Premier Consul à combattre. « Ce qui eût