Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/799

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été vrai, observait l’Empereur, si tous les Consuls eussent été égaux : nous aurions été alors tous ennemis ; mais la constitution les ayant faits subordonnés, il n’y avait plus de lutte d’amour-propre, aucune cause d’inimitié, mais mille d’une véritable union. » Siéyes le reconnut, mais trop tard. L’Empereur disait qu’il eût pu être fort utile au conseil, meilleur peut-être que les autres, parce qu’il avait parfois des idées neuves et très lumineuses ; mais que du reste il n’était pas du tout propre à gouverner. En dernière analyse, disait l’Empereur, pour gouverner il faut être militaire : on ne gouverne qu’avec des éperons et des bottes. Siéyes, sans être peureux, avait peur de tout : ses espions de police troublaient son repos. Au Luxembourg, durant le Consulat provisoire, il réveillait souvent Napoléon ; son collègue, et le harcelait avec les trames nouvelles qu’il apprenait à chaque instant de sa police particulière. « Mais a-t-on gagné notre garde ? lui disait celui-ci. – Non. – Eh bien, allez dormir. En guerre comme en amour, pour conclure, mon cher, il faut se voir de près. Il sera temps de nous inquiéter quand on attaquera nos six cents hommes. »

L’Empereur disait qu’au demeurant il avait choisi en Cambacérès et Lebrun deux hommes de mérite, deux personnages distingués ; tous deux sages, modérés, capables, mais d’une nuance tout à fait opposée. L’un, avocat des abus, des préjugés, des anciennes institutions, du retour des donneurs, des distinctions, etc. ; l’autre, froid, sévère, insensible, combattant tous ces objets, y cédant sans illusion, et tombant naturellement dans l’idéologie.

L’Empereur revenait à faire observer que Siéyes aurait peut-être contribué à donner une autre couleur, une autre tournure, d’autres nuances à l’administration impériale ; mais on répliquait que cette variante n’eût pu qu’être nuisible ; car on avait beaucoup loué dans le temps le choix de Napoléon. Les hommes qu’il avait appelés, lui disait-on, n’étaient pas dans le cas d’être désavoués de personne en Europe. Ils avaient beaucoup contribué à lui ramener l’opinion des diverses nuances parmi nous en France, il n’en eût pas été de même de Siéyes. Son nom et son souvenir eussent aux yeux de beaucoup nui aux actes auxquels il eût participé, et on cita dans ce temps, avec un empressement qui faisait voir toute la malveillance qu’on lui portait, une anecdote qu’on disait s’être passée aux Tuileries entre lui et l’Empereur. Il était échappé à Siéyes, disait-on, parlant de Louis XVI à l’Empereur, de dire le tyran, « Monsieur l’abbé, faisait-on répondre à l’Empereur, s’il eût été un tyran, vous diriez la messe, et moi je ne serais pas ici. » L’Empereur