Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/80

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avoir été bien loin du but ; s’inquiétait, s’informait à ses voisins si quelqu’un avait vu porter le coup : personne n’avait garde, les jeunes gens escamotant le boulet toutes les fois qu’ils chargeaient. Le vieux général avait de l’esprit. Au bout de cinq à six coups, il lui prit fantaisie de faire compter les boulets ; il n’y eut pas moyen de s’en dédire, il trouva le tour fort gai, et n’en ordonna pas moins les arrêts à tous.

Une autre fois c’étaient quelques-uns de leurs capitaines qu’ils prenaient en grippe, ou bien desquels ils avaient quelque vengeance à tirer ; ils arrêtaient alors de les bannir de la société, de les réduire à s’imposer eux-mêmes des espèces d’arrêts. Quatre à cinq jeunes gens se partageaient les rôles, et s’attachaient aux pas du malheureux proscrit ; ils se trouvaient partout où celui-ci paraissait en société, et il n’ouvrait pas la bouche qu’il ne fût aussitôt méthodiquement contredit dans les formes les plus polies, avec esprit et logique. Le malheureux n’avait plus qu’à déguerpir.

« Une autre fois encore, c’était un camarade, disait Napoléon, logeant au-dessus de moi, qui avait pris le goût funeste de donner du cor ; il assourdissait de manière à distraire de toute espèce de travail. On se rencontre sur l’escalier. – Mon cher, vous devez bien vous fatiguer avec votre cor ? – Mais non, pas du tout. – Eh bien ! vous fatiguez beaucoup les autres. – J’en suis fâché. – Mais vous feriez mieux d’aller donner de votre cor plus loin. – Je suis maître dans ma chambre. – On pourrait vous donner quelque doute là-dessus. – Je ne pense pas que personne fût assez osé. » Duel arrêté. Le conseil des camarades examine avant de le permettre, et il prononce qu’à l’avenir l’un ira donner du cor plus loin, et que l’autre sera plus endurant, etc.

L’Empereur, dans la campagne de 1814, retrouva son donneur de cor dans le voisinage de Soissons ou de Laon ; il vivait sur sa terre, et venait donner des renseignements importants sur la position de l’ennemi. L’Empereur le retint, et le fit son aide de camp : c’était le colonel Bussy.

Napoléon, dans son régiment d’artillerie, suivait beaucoup la société partout où il se trouvait. Les femmes, dans ce temps, accordaient beaucoup à l’esprit : c’était alors auprès d’elles le grand moyen de séduction. Il fit, à cette époque, ce qu’il appelle son voyage sentimental de Valence au Mont-Cenis, en Bourgogne, et fut au moment de l’écrire à la façon de Sterne. Le fidèle Desmazzis était de la partie ; il ne le quittait jamais.

Les circonstances et la réflexion ont beaucoup modifié son caractère. Il n’est pas jusqu’à son style, aujourd’hui si serré, si laconique, qui ne fût alors emphatique et abondant. Dès l’Assemblée