Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/801

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vir, aujourd’hui qu’il ne pouvait rien pour nous ; et tant pis pour quiconque ne comprenait pas cette conduite. »


Nouvelles vexations – L’Empereur sort à peine – Tristan – Fables de la Fontaine, etc. – Le ventre gouverne le monde – Difficulté de juger les hommes.


Mardi 9 au jeudi 11.

Les vexations du gouverneur continuent, et il ne cesse de gagner du terrain sur notre malheureuse situation. Son parti semble pris de nous mettre au secret. Il a publié une proclamation en ville, ordonnant de lui envoyer, sous peine de châtiment, dans les vingt-quatre heures tous billets ou lettres que nous pourrions adresser aux habitants, pour quelque motif que ce fût. Il a interdit à ceux-ci de visiter le grand maréchal et sa femme, qui se trouvent en tête de notre enceinte. Les premiers moments de ce nouveau blocus de madame Bertrand ont été si sévères, que des médicaments envoyés d’ici par le docteur à un des gens du grand maréchal qui était à la mort n’ont pu y entrer, et que ce n’est que par accommodement que l’officier a pris sur lui de les faire parvenir par-dessus le mur.

Le gouverneur, ayant lu dans une de mes lettres pour l’Europe que je demandais plusieurs objets de vêtements et de toilette, est venu me dire que je pouvais prendre la plupart de ces objets parmi ce que le gouvernement avait envoyé ici pour Napoléon ; et comme je lui ai répondu que je préférais les acheter, ne voulant pas gêner mes sentiments d’aucune reconnaissance, le gouverneur a observé sèchement qu’il me serait loisible de les payer si j’en avais la fantaisie ; à quoi j’ai répliqué : « Pardonnez, monsieur, j’aime à choisir mes boutiques. » Il en est résulté que le gouverneur m’a fait dire plus tard par le docteur qu’il allait porter des plaintes contre moi aux ministres pour avoir refusé avec mépris, disait-il, les dons du gouvernement. À quoi je lui ai riposté aussitôt que je lui serais obligé, étant bien plus heureux qu’il eût à transmettre à ses ministres des refus que des demandes.

L'Empereur a rencontré le petit Tristan, fils aîné de M. de Montholon, qui n’a guère que sept ans, et court tout le jour. L’Empereur l’a fait approcher entre ses deux jambes et a voulu lui faire réciter quelques fables, dont le pauvre enfant sur dix mots n’en comprenait pas deux. L’Empereur en riait beaucoup, condamnait qu’on donnât La Fontaine aux enfants qui ne pouvaient l’entendre, et s’est mis à expliquer ces fables à Tristan, à vouloir les lui rendre sensibles, et rien de plus curieux que ses développements, leur simplicité, leur justesse, leur logique.