Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/825

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que je remplissais de mon choix privé ; c’est moi qui vous aurai inscrit de ma main.

« – Sire, ai-je répondu, il n’exista peut-être jamais de mission plus agréable et plus satisfaisante sous tous les rapports. Je la commençai avec les premiers jours du printemps ; j’allai de Paris à Toulon, et de Toulon à Anvers en longeant les côtes et serpentant dans l’intérieur. Je fis près de treize cents lieues. Malheureusement le temps fut bien court ; le ministre, dans ses instructions, avait rigoureusement prescrit le terme de trois mois, de quatre au plus. Il me serait difficile de rendre dignement tout le charme, les jouissances, les avantages que me présenta un tel voyage. J’étais membre de votre Conseil, officier de votre maison ; je portais vos couleurs ; partout on ne vit en moi qu’un de vos missi dominici ; partout je fus reçu, traité à l’avenant. Plus j’employai de circonspection, plus j’usai de modestie et de simplicité, me rendant moi-même auprès des hauts fonctionnaires qu’on m’avait donné le droit de mander près de moi, et plus je trouvai de déférence et d’obséquiosité. Pour un qui montrait de la défiance ou laissait percer quelque dépit ou jalousie, car j’ai appris depuis et d’eux-mêmes que mes titres de noble, d’émigré et de chambellan étaient trois réprobations pour certains ; pour un, dis-je, qui me regardait de travers, il en était beaucoup d’autres qui n’hésitaient pas à courir au-devant d’objets sur lesquels j’eusse été loin de me permettre de les interroger. Ils aimaient à s’ouvrir à moi sans réserve, assuraient-ils, disant que le poste que j’occupais auprès du souverain leur offrait un intermédiaire favorable ; que j’étais pour eux le confesseur auquel ils se fiaient pour transmettre leurs pensées les plus secrètes au Très Haut, etc., etc. Plus je les assurais qu’ils se méprenaient beaucoup sur la nature de ma mission, plus ils se confirmaient dans la pensée contraire. En si peu de temps quelle leçon pour moi sur les hommes ! Il n’était pas de ces hauts fonctionnaires qui ne différassent sur presque tous les objets, de vues, de moyens, d’intention, et ils étaient tous pourtant des hommes d’élite, éprouvés, et généralement de beaucoup de mérité. Les particuliers aussi, me prenant pour un rayon de la Providence, s’adressaient à moi publiquement ou avec mystère. Que de choses j’appris ! Que de dénonciations ou de délations me furent faites ! Que d’abus locaux, que d’intrigues subalternes me parvinrent !

« Tout à fait neuf aux affaires, et jusque-là absolument étranger à l’administration, je mis à profit cette occasion unique de m’instruire.