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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/835

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citoyen général, répondait Monge, je pense que si jamais on voit ici autant de voitures qu’à l’Opéra, il faudra qu’il se soit passé de fameuses révolutions sur le globe. » L’Empereur riait beaucoup à ce ressouvenir. Il avait pourtant alors sur les lieux, disait-il, une voiture à six chevaux. C’était assurément la première qui eût traversé le désert de la sorte, aussi elle étonnait fort les Arabes.

L’Empereur disait que le désert avait toujours eu pour lui un attrait particulier. Il ne l’avait jamais traversé sans une certaine émotion. C’était pour lui l’image de l’immensité, disait-il ; il ne montrait point de bornes, n’avait ni commencement ni fin ; c’était un océan de pied ferme. Ce spectacle plaisait à son imagination, et il se complaisait à faire observer que Napoléon veut dire lion du désert !

L’Empereur disait encore que, quand on le sut en Syrie, on avait arrangé au Caire qu’on ne le reverrait jamais ; et il racontait alors le vol et l’effronterie d’un petit Chinois qu’il avait à son service. « C’était un petit nain, difforme, dont Joséphine, disait-il, s’était engouée dans le temps à Paris. Il était le seul Chinois en France, et dès lors elle avait dû l’avoir derrière sa voiture. Elle le promena en Italie ; mais comme il la volait, elle ne savait plus qu’en faire. Pour l’en débarrasser, je le pris avec moi dans mon expédition d’Égypte. C’était toujours le reporter à la moitié de son chemin que de le jeter en Égypte. Toutefois ce petit monstre avait au Caire l’intendance de ma cave ; je n’eus pas plutôt passe le désert, qu’il vendit, et à vil prix, deux mille bouteilles de vin de Bordeaux délicieux, ne cherchant qu’à faire de l’argent, dans la persuasion que je ne reviendrais jamais. Quand on annonça mon retour, il ne se déconcerta nullement ; il courut au-devant de moi et me découvrit en serviteur fidèle, disait-il, la dilapidation de mon vin, qu’il attribuait effrontément à tous ceux qu’il lui plut d’accuser. La fourberie était si peu soutenable, qu’il fut en un instant conduit à s’avouer lui-même le coupable. On me pressait fort de le faire pendre ; je ne le fis point parce qu’en toute justice il eût donc fallu en faire autant de tous les habits brodés qui avaient sciemment acheté et bu le vin. Je me contentai de le chasser et de l’expédier pour Suez, où il devint ce qu’il voulut. »

Je dois ajouter à ce sujet qu’ici nous avons pu croire un moment à un rapprochement bien singulier. Il y a quelques mois qu’il nous fut dit que dans l’un des bâtiments de la Chine qui passaient alors, retournant en Europe, se trouvait un Chinois disant avoir servi l’Empereur en Égypte. L’Empereur alors s’était écrié que c’était son petit