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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome I.djvu/92

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on voulait les mettre à mort sur ce que la loi était positive contre tout émigré qui reparaissait en France. Vainement disaient-ils, pour leur défense, qu’ils y étaient venus par accident, contre leur gré ; qu’ils demandaient pour toute grâce qu’on les laissât s’en retourner ; ils eussent péri, si, à ses risques et périls, le général de l’artillerie n’eût osé les sauver, en leur procurant des caissons ou un bateau couvert qu’il expédia au-dehors, sous prétexte d’objets relatifs à son département. Plus tard, sous son règne, ces personnes ont eu la douceur de lui parler de leur reconnaissance, et de lui dire qu’ils conservaient précieusement l’ordre qui leur avait sauvé la vie. Ce fait, vérifié auprès des personnes même qui en avaient été l’objet, s’est trouvé non seulement de la dernière exactitude, mais a fourni encore des détails infiniment touchants que Napoléon semblait avoir oubliés, les ayant négligés dans ses conversations.

Dès que Napoléon se trouva à la tête de l’artillerie, à Toulon, il profita de la nécessité des circonstances pour faire rentrer au service un grand nombre de ses camarades que leur naissance ou leurs opinions politiques avaient d’abord éloignés. Il fit placer le colonel Gassendi à la tête de l’arsenal de Marseille ; on connaît l’entêtement et la sévérité de celui-ci ; ils le mirent souvent en péril, et il fallut plus d’une fois toute la célérité et les soins de Napoléon pour l’arracher à la rage des séditieux.

Napoléon, plus d’une fois, courut aussi lui-même des dangers de la part des bourreaux révolutionnaires : à chaque nouvelle batterie qu’il établissait, les nombreuses députations de patriotes qui se trouvaient au camp sollicitaient l’honneur de lui donner leur nom ; Napoléon en nomma une des Patriotes du Midi, c’en fut assez pour être dénoncé, accusé de fédéralisme, et, s’il eût été moins nécessaire, il aurait été arrêté, c’est-à-dire perdu. Du reste, les expressions manquent pour peindre le délire et les horreurs du temps : l’Empereur nous disait, par exemple, avoir été témoin alors, pendant son armement des côtes, à Marseille, de l’horrible condamnation du négociant Hugues, âgé de quatre-vingt-quatre ans, sourd et presque aveugle ; il fut néanmoins accusé et trouvé coupable de conspiration par ses atroces bourreaux : son vrai crime était d’être riche de dix-huit millions ; il le laissa lui-même entrevoir au tribunal, et offrit de les donner, pourvu qu’on lui laissât cinq cent mille francs dont il ne jouirait pas, disait-il, longtemps ; ce fut inutile, sa tête fut abattue. Alors vraiment, à un tel spectacle, disait l’Empereur, je me crus à la fin du monde ! Expression qui lui est familière pour des choses révoltantes,