la reine eut été sans doute dans tous les temps l’ornement de tous les salons ; mais sa légèreté, ses inconséquences, son peu de capacité n’avaient pas peu contribué à provoquer, à précipiter la catastrophe : elle avait, disait-il, tout à fait changé les mœurs de Versailles ; l’antique gravité, la sévère étiquette, se trouvaient transformées en gentillesses aisées, en vrais caquetages de boudoir. Tout homme censé, tout homme de poids, ne pouvait échapper à la mystification de jeunes courtisans dont la disposition naturelle à la moquerie se trouvait aiguillonnée encore par les applaudissements d’une jeune et belle souveraine.
Le soir, l’Empereur, après la lecture du Père de Famille, qu’il critiquait fort, disait « que ce qui l’amusait le plus, c’est qu’il fût de Diderot, coryphée des philosophes et de l’Encyclopédie. Tout y était faux et ridicule. À quoi bon parler à un insensé dans le fort de la fièvre chaude ? Ce sont des remèdes qu’il lui faut, de grandes mesures, et non des arguments. Qui ne sait que la seule victoire contre l’amour, c’est la fuite ? Mentor, quand il veut garantir Télémaque, le précipite dans la mer. Ulysse, quand il veut se préserver des Sirènes, se fait lier, après avoir bouché avec de la cire les oreilles de ses compagnons, etc. »
Continuation de temps épouvantable ; pluie battante. L’Empereur ne se trouvait pas bien, il se sentait les nerfs très agacés.
Il m’a fait appeler pour déjeuner avec lui. Pendant tout le déjeuner, et longtemps encore après, la conversation a roulé de nouveau sur l’émigration. J’ai déjà dit qu’il m’y ramenait souvent. Il me questionnait aujourd’hui sur les détails de Coblentz ; notre situation, notre esprit, nos sociétés, notre organisation, nos vues, nos ressources ; et, à la suite de toutes mes réponses, il a terminé disant : « Voilà déjà plusieurs fois que vous me dites une grande partie de ces choses, et cependant elles ne demeurent pas dans ma tête, parce que vous me les débitez sans ordre. Écrivez-en un petit historique régulier. Qu’auriez-vous de mieux à faire ici ? Et puis mon cher, cela se trouvera un morceau tout fait pour votre journal. » Cette demande était celle de Didon à Énée, et j’eusse pu m’écrier aussi : Infandum regina, jubes… Toutefois je fis cet historique autant que me le permettaient ma mémoire et mon jugement car cela commençait à devenir vieux, et j’étais bien jeune alors. Le voici tel que je le lus, peu de temps après, à Napoléon.
« Sire, après la fameuse journée qui renversa la Bastille et mit toute la France en mouvement, la plupart de nos princes, qui se trouvaient