Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/12

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compromis, prirent la fuite, uniquement d’abord pour se mettre en sûreté. Bientôt après, des personnes considérables et des jeunes gens ardents allèrent les rejoindre : les premiers, par les rapports qu’ils avaient avec eux ; les autres, parce que cette démarche portait en soi quelque chose de marquant, de généreux et de prononcé. Dès qu’on se trouva un certain nombre, il vint à l’esprit de faire tourner au profit de la politique ce que jusque-là le zèle et le hasard seuls avaient amené. On pensa que si, à l’aide de ces réunions, on pouvait créer une espèce de petite puissance, elle pourrait réagir avec avantage sur le dedans, qu’elle y deviendrait un levier d’insurrection, y frapperait les esprits et y gênerait les mouvements, tandis qu’au-dehors ce serait un titre ou un prétexte pour s’adresser aux puissances étrangères, et mériter leur attention. Voilà l’origine de l’émigration, et l’on assure que cette haute conception sortit du cerveau de M. de Calonne[1], traversant la Suisse à la suite de M. le comte d’Artois, qui quittait Turin pour gagner l’Allemagne.

« Le premier rassemblement se fit à Worms, sous le prince de Condé. Le plus fameux fut à Coblentz, sous les deux frères du roi, dont l’un vint d’Italie, où il avait d’abord pris asile auprès du roi de Sardaigne, son beau-père ; et l’autre arriva par Bruxelles, en échappant à la crise qui fit Louis XVI captif à Varennes.

« Je fus de l’origine du rassemblement de Worms. Quand j’y arrivai, on était à peine encore cinquante auprès du prince. Dans toute l’effervescence de la jeunesse et la première chaleur du beau, j’accourais dans la plus innocente simplicité de cœur : un chapitre de Bayard était ma lecture, ma prière de chaque matin. Je m’attendais, en atteignant Worms, à être tout au moins saisi, embrassé par autant de frères d’armes ; mais à ma grande surprise, et ce fut ma première leçon sur les hommes, au lieu de ce tendre accueil, moi et un compagnon nous nous trouvâmes tout d’abord questionnés et observés pour s’assurer que nous n’étions pas des espions ; ensuite nous fûmes soigneusement étudiés sur l’intérêt, les vues et les prétentions qui pouvaient nous avoir amenés ; enfin on prit grande peine de nous prouver et de faire pressentir au prince, ainsi qu’on le renouvelait pour chaque arrivant, que notre nombre s’accroissait beaucoup, et dépassait sans doute déjà les places et les faveurs qu’il pouvait accorder. Mon compagnon était si

  1. Quelqu’un qui se tient pour bien informé m’a garanti que j’étais ici tout à fait dans l’erreur, M. de Calonne n’ayant gagné l’Allemagne que lorsque la mesure de l’émigration se trouvait déjà arrêtée ; ajoutant que bien loin de l’avoir créée et provoquée, il l’avait même blâmée.