Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/15

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

colère, pusillanimité ou point d’honneur, l’émigration devint une véritable maladie ; l’on se précipita avec fureur hors des frontières ; et ce qui ne contribua pas peu à l’accroître, c’est que les meneurs de la révolution y poussaient en secret, tout en ayant l’air de s’y opposer en public ; ils déclamaient vaguement contre elle à la tribune, il est vrai ; mais ils avaient grand soin de tenir tous les passages bien ouverts. Le zèle venait-il à se ralentir, les déclamations devenaient plus violentes, et l’on décidait de fermer strictement les barrières. Alors ceux qui étaient demeurés en arrière se trouvaient au désespoir de n’avoir pas su profiter du moment favorable ; mais, accidentellement ou par négligence, les barrières se rouvraient de nouveau, et on s’y jetait avec empressement pour n’être pas encore pris en défaut. C’est par ce manège adroit que l’Assemblée aidait ses ennemis à se précipiter eux-mêmes dans le gouffre.

« Les fortes têtes du parti avaient jugé tout d’abord qu’une telle mesure allait les désencombrer des parties hétérogènes qui gênaient leur marche, et que les biens de tous ces bannis volontaires leur assureraient d’incalculables ressources. Les officiers croyaient faire merveille que de s’esquiver de leurs régiments, tandis que les meneurs, de leur côté, faisaient révolter leurs soldats pour les y contraindre. Ils se délivraient par là d’ennemis qui les paralysaient, et se donnaient dans les sous-officiers au contraire des coopérateurs zélés, qui devinrent des héros dans la cause nationale : ce furent eux qui fournirent les grands capitaines et battirent toutes les vieilles troupes de l’étranger.

« Il arriva donc que Coblentz, en peu de temps, réunit tout ce que la cour en France avait d’illustre, et ce que les provinces renfermaient de riche et de distingué. Nous étions des milliers de toutes armes, de tous uniformes, de tous rangs ; nous peuplions la ville et avions envahi le palais. Nos réunions de chaque jour auprès des princes semblaient autant de fêtes splendides : c’était la cour la plus brillante ; nos princes en étaient les vrais souverains, si bien que le pauvre électeur, fort éclipsé, s’y trouvait perdu au milieu de nous, ce qui porta quelqu’un à lui dire un jour fort plaisamment, soit naïveté ou finesse d’esprit, que dans toute la foule de son palais il n’y avait que lui d’étranger.

« Dans les grandes solennités, il est arrivé d’avoir des galas publics, et l’on permettait aux notables habitants de faire le tour des tables. Alors nous étions fiers de voir les gens du pays admirer la bonne mine et la tournure chevaleresque de monseigneur comte d’Artois ; nous