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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/14

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« Worms, par la nature de son rassemblement et le caractère de son chef, montra toujours plus de régularité, plus d’austérité, de discipline que Coblentz, où se faisait remarquer plus de mouvement, de luxe et de plaisir : aussi Worms fut-il appelé le camp, et Coblentz la ville ou la cour.

« La force du rassemblement donnait la mesure de l’importance de son chef, ce qui faisait que le prince de Condé ne voyait qu’avec peine qu’on lui échappât, et se le rappelait longtemps. Je n’en courus pas moins à Coblentz dès qu’il eut acquis une certaine splendeur ; j’y avais des parents, des amis ; et puis là se trouvaient plus de lustre, d’agitation et de grandeur. Coblentz fut en peu de temps un foyer d’intrigues étrangères et domestiques ; on pouvait y apercevoir deux partis distincts : MM. d’Avaray, de Jaucourt et autres étaient les confidents, les conseillers ou les ministres de Monsieur, aujourd’hui Louis XVIII ; l’évêque d’Arras, le comte de Vaudreuil et autres étaient ceux de monseigneur comte d’Artois ; et dès ce temps-là même on assurait que les princes montraient déjà assez distinctement les mêmes nuances politiques que l’on a prétendu les avoir caractérisés depuis. M. de Breteuil, fixé à Bruxelles et se disant muni de pouvoirs illimités de Louis XVI, formait un troisième parti, et venait encore compliquer nos affaires.

« M. de Calonne était notre ressource financière, et le vieux maréchal de Broglie et le maréchal de Castries nos chefs militaires. Le brave et capable M. de Bouillé, sorti de France après l’affaire de Varennes, n’avait pu demeurer avec nous, et avait suivi le roi Gustave III en Suède.

« Cependant l’émigration avait pris un grand caractère, grâce aux soins employés pour la propager. Des agents avaient parcouru les provinces, des avis avaient circulé dans les châteaux, sommant tout gentilhomme d’aller se joindre aux princes pour concourir avec eux au salut de l’autel et du trône, venger leur honneur et recouvrer leurs droits. On avait prêché une véritable croisade, et avec d’autant plus de fruit qu’elle avait frappé sur des esprits disposés à l’entendre. Parmi tous les nobles et les privilégiés, il n’en était pas un seul qui ne se sentît vivement blessé par les décrets de l’Assemblée. Tous y avaient perdu ce à quoi ils tenaient davantage, depuis celui qui occupait le plus haut rang jusqu’au plus petit hobereau ; car au premier on avait enlevé son titre et ses vassaux, et le dernier avait vu insulter sa tourelle, son pigeonnier ; on avait tiré sur ses lièvres. Aussi le mouvement fut aussitôt universel pour se mettre en route ; on n’y pouvait manquer sous peine de déshonneur, et les femmes furent dirigées à envoyer des fuseaux à ceux qui demeuraient incertains ou se montraient trop lents. Soit donc