Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/172

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Dans le Dictionnaire des Sièges et Batailles que feuilletait l’Empereur, il trouvait son nom à chaque page, mais entouré d’anecdotes tout à fait fausses et défigurées, ce qui le portait à se récrier sur toute la fourmilière des petits écrivains et les indignes abus de la plume. La littérature, disait-il, devenait une nourriture du peuple, lorsqu’elle eût dû demeurer celle des gens délicats.

« On me fait, par exemple, à Arcole, durant la nuit, prendre le poste d’une sentinelle endormie. Cette idée est sans doute d’un bourgeois, d’un avocat peut-être, mais sûrement pas celle d’un militaire. L’auteur me veut du bien, nul doute, et n’imagine rien de plus beau dans le monde que ce qu’il me fait faire. Il a certainement écrit cela pour me faire honneur ; mais il ignorait que je n’étais guère capable d’un tel acte ; j’étais trop fatigué pour cela ; il est à croire que j’étais endormi avant le soldat dont il parle. »

On a alors compté cinquante à soixante grandes batailles données par l’Empereur. Quelqu’un ayant demandé quelle était la plus belle, il disait qu’il était difficile de répondre ; qu’il était nécessaire de s’expliquer d’abord sur ce qu’on entendait par la plus belle des batailles. « Les miennes, continuait-il, ne pouvaient être jugées isolément. Elles n’avaient point unité de lieu, d’action, d’intention ; elles n’étaient jamais qu’une partie de très vastes combinaisons : elles ne devaient donc être jugées que par leur résultat. Celle de Marengo, si longtemps indécise, avait donné toute l’Italie ; celle d’Ulm avait vu disparaître toute une armée ; celle d’Iéna avait livré toute la monarchie prussienne ; celle de Friedland avait ouvert l’empire russe ; celle d’Eckmülh avait décidé de toute une guerre, etc., etc.

Celle de la Moskowa, disait-il, était une de celles où l’on avait déployé le plus de mérite et obtenu le moins de résultats.

Celle de Waterloo, où tout avait manqué quand tout avait réussi, eût sauvé la France et réassis l’Europe. »

Madame de Montholon ayant demandé quelles étaient les meilleures troupes : « Celles qui gagnent des batailles, Madame, a répondu l’Empereur. Et puis, a-t-il ajouté, elles sont capricieuses et journalières comme vous, Mesdames. Les meilleures troupes ont été les Carthaginois sous Annibal, les Romains sous les Scipions, les Macédoniens sous Alexandre, les Prussiens sous Frédéric. Toutefois il croyait bien, disait-il, pouvoir affirmer que les Français étaient ceux qu’il était le plus facile de rendre et de maintenir les meilleurs.

« Avec ma garde complète de quarante à cinquante mille hommes,