Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/173

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je me serais fait fort de traverser toute l’Europe. On pourra peut-être reproduire quelque chose qui vaille mon armée d’Italie et celle d’Austerlitz ; mais, à coup sûr, jamais rien qui les surpasse. »

L’Empereur, qui s’était arrêté longtemps sur ce sujet qui lui était cher, revenant tout à coup, a demandé quelle heure il était. « Onze heures, a-t-on dit. – Eh bien ! a-t-il repris en se levant, nous avons le mérité d’avoir gagné notre soirée sans le secours de la tragédie ni de la comédie. »


Mathilde et madame Cottin, etc. – Pas un Français que Napoléon n’ait remué – Desaix et Napoléon à Marengo – Sidney-Smith cause involontaire du retour du général Bonaparte en France ; historique de ce voyage – Exemples bien bizarres de la fortune.


Jeudi 29, vendredi 30.

Sur les deux heures, l’Empereur m’a fait appeler dans sa chambre, et m’a donné quelques ordres particuliers… . . . . . .

À quatre heures, j’ai été le retrouver sous la tente ; il était entouré de tous, assis et se balançant sur une chaise, riant, causant, se battant les flancs pour être gai, et répétant néanmoins souvent qu’il se sentait mou, lâche, ennuyé. Il s’est levé et a fait un tour en calèche.

Après dîner, l’on parlait de roman ; on citait madame Cottin et sa Mathilde, dont le théâtre est en Syrie. L’Empereur demandait s’il avait vu madame Cottin, si elle l’aimait, si son ouvrage lui était favorable ; et comme on hésitait… « D’ailleurs, a-t-il dit, tout le monde m’a aimé et m’a haï ; chacun m’a pris, laissé et repris. Je crois qu’on peut affirmer qu’il n’est point un Français que je n’aie remué. Tous m’ont aimé, depuis Collot-d’Herbois, s’il avait vécu, jusqu’au prince de Condé ; seulement cela n’a pas été en même temps, mais par intervalles et à des époques différentes, j’étais le soleil qui parcourt l’écliptique en traversant l’équateur. À mesure que j’arrivais dans le climat de chacun, toutes les espérances s’ouvraient, on me bénissait, on m’adorait ; mais dès que j’en sortais, quand on ne me comprenait plus, venaient alors les sentiments contraires, etc. »

Plus tard, la conversation s’est arrêtée sur l’Égypte. L’Empereur a répété beaucoup de choses sur Kléber et Desaix. Il n’hésitait pas à prononcer que Kléber était le meilleur officier de son armée après Desaix, et il a raconté plusieurs circonstances de sa vie et de son caractère. Jusque-là, disait Napoléon, il avait passé généralement pour insubordonné ; mais il n’en laissa jamais rien soupçonner vis-à-vis du jeune général en chef, ce qui étonnait fort, observait l’Empereur, les officiers de l’état-major, accoutumés à une tout autre allure dans Kléber. L’Empereur revenait à le blâmer extrêmement de la conduite qu’il avait tenue dès qu’il s’était trouvé généralissime en Égypte : il s’était ennuyé, disait-il, de la perspective d’une telle situation, et n’avait songé qu’à revenir en Europe, ce qui l’avait porté à écrire au Directoire une lettre des plus ridicules,