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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/195

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maintes fois de demander la faveur de vouloir bien le placer dans votre maison ou autrement, et il me refusa constamment. Je lui souhaite aujourd’hui d’en trouver la récompense. »

Le temps a été épouvantable, à ne pouvoir pas sortir de tout le jour.


Bourrades de Napoléon ; la plupart calculées, etc., etc. – On marchande notre existence.


Jeudi 5.

Aujourd’hui, dans ma conversation du matin, je racontais à l’Empereur je ne sais plus quelles vexations, quels actes iniques qui, à son insu, révoltaient l’esprit public et le rendaient odieux, parce qu’ils s’exerçaient en son nom, et que beaucoup les croyaient de lui. « Mais comment, disait-il, ne se trouvait-il personne parmi cette foule de vous autres qui m’entouriez ; comment parmi mes chambellans surtout n’y avait-il pas quelqu’un de cœur et d’indépendance qui vînt s’en plaindre et m’en donner connaissance ? j’en aurais fait justice. – Ah ! Sire, nous n’avions garde, nul n’aurait osé. – Pourquoi ? j’étais donc bien terrible ? – Sire, nous vous tenions pour tel. – J’entends, l’on redoutait mes bourrades ; mais on savait aussi que j’écoutais volontiers, que j’étais juste, et c’eût été au bienveillant à savoir mettre en balance le prix de sa bonne action avec le danger de la bourrade. Et puis, mon cher, il était bien peu de ces bourrades qui ne tinssent du calcul ; c’était souvent ma seule occasion de tâter un homme, de prendre au vol ses nuances de caractère ; j’avais peu de moments à donner aux informations, c’était une de mes épreuves. Par exemple une fois ici, je vous ai poussé (allusion au mauvais moment éprouvé le dimanche 25 août 1816) ; eh bien, cela m’a suffi pour découvrir que vous devez être entêté, négatif, très susceptible, point dissimulé, mais boudeur ; et si je voulais (me prenant par l’oreille) vous adresser un madrigal, je dirais : la sensitive, mon cher. ».

Dans une autre circonstance et sur le même sujet de ces bourrades calculées, il avait dit : « En brusquant tout d’abord mon homme, je sais aussitôt, par la manière dont il répond, à quoi m’en tenir sur son compte. J’obtiens à quel unisson est montée son âme ; car frappez un bronzé avec un gant, il ne rend aucun son, mais frappez-le d’un marteau, il retentit, etc., etc. » Et il a terminé en disant : « Et puis un autre motif, c’est que j’avais été dans l’obligation de me créer une auréole de crainte ; autrement, surgi, comme je l’avais fait, du milieu de la multitude, un grand nombre m’eussent mangé dans la main ou