Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/231

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

effet, nous avions littéralement à peine de quoi manger. Cette circonstance l’a conduit à prendre un parti extrême. Il a ordonné, dès cet instant, de vendre chaque mois une portion de son argenterie pour subvenir à nos besoins de table.

Ce qu’il y avait de pis à notre mauvais dîner, et qui est devenu le sujet d’une conversation sérieuse, c’était le vin exécrable depuis quelques jours, et qui nous a tous incommodés. Nous avons été obligés d’en faire demander au camp, espérant qu’on nous changerait celui que nous ne saurions boire.

Dans le cours de cette conversation, l’Empereur a dit que, situé comme il l’avait été, il avait reçu une foule d’indices et d’avertissements de la part des chimistes et des médecins ; que tous s’étaient accordés à lui signaler le vin et le café comme les objets dont il devait le plus se garantir. Tous s’accordaient aussi à lui dire de les repousser à la moindre odeur d’ail ; et pour le vin surtout, de le rejeter à l’instant, si seulement il se sentait le moindrement étonné en le goûtant. Comme il avait toujours eu, disait-il, son même vin de Chambertin, il avait été rarement dans le cas d’avoir rien à repousser. Mais aujourd’hui, c’était tout autre chose ; s’il avait rejeté son vin à chaque étonnement, il y a longtemps qu’il n’en boirait plus, etc., etc.


Poème de Charlemagne, du prince Lucien ; critique – Homère.


Vendredi 13.

Deux bâtiments avaient été signalés.

L’Empereur est venu nous retrouver au milieu de notre dîner : il avait mangé comme quatre, disait-il, et cela l’avait remis.

On cherchait un sujet de lecture. Il a demandé Charlemagne, de son frère Lucien. Il a analysé le premier chant, puis parcouru plusieurs autres, puis cherché le sujet, le plan, etc. « Que de travail, que d’esprit, que de temps perdu ! a-t-il observé ; quel décousu de jugement et de gout ! Voilà vingt mille vers dont quelques-uns peuvent être bons, pour ce que j’en sais ; mais ils sont sans couleur, sans but, sans résultat. C’est dans l’auteur une vocation forcée, sans doute, mais encore est-elle mal suivie. Comment Lucien, avec tout son esprit, ne s’est-il pas dit que Voltaire, maître de sa langue et de sa poésie, à Paris, au milieu du sanctuaire, a échoué dans une pareille entreprise ? Comment lui, Lucien, a-t-il pu croire qu’il était possible de faire un poème français en pays étranger, hors de la capitale de la France ? Comment a-t-il pu prétendre établir un rythme nouveau ? Il a fait là une histoire