Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/28

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de nos mains ni de nos dents, et ce fut alors le sujet d’une haute négociation que d’obtenir des Autrichiens de Luxembourg deux pièces de vingt-quatre. Après bien des allées et des venues, elles se présentent enfin triomphantes, et c’est avec ce formidable appareil que nous sommons la place, et que, sur son refus, on lui tire, la nuit, en pure perte, quelques centaines de coups de canon. Lors de mon retour de l’émigration, le hasard m’ayant fait trouver avec le général de Wimpfen, commandant de cette place, il me demandait quelle avait pu être notre intention par cette mauvaise plaisanterie. « Mais c’est, je crois, qu’on comptait sur vous. – Mais quand cela eût été, me disait-il, encore eussiez-vous dû me mettre dans le cas de me rendre ; vous ne pouviez supposer que je dusse aller vous solliciter de me prendre. » Le tout était à l’avenant ; la plus petite sortie mettait toutes nos forces en l’air, la moindre circonstance était un évènement pour nous ; cela était simple, car nous étions étrangers à tout ; aussi, courage à part, je n’hésite pas à croire que cent gros bonnets de la garde impériale n’eussent mis tout notre rassemblement en déroute. Heureusement que nos adversaires n’en savaient pas plus que nous : tous étaient pygmées alors, bien qu’en très peu de temps on ait trouvé des géants partout.

« Cependant nous demeurions fort mécontents de tout cela, sous nos tentes et sur notre mauvaise paille, mais à la française, notre gaieté faisait notre salut ; notre mauvaise humeur s’exhalait en quolibets et en mauvaises plaisanteries. Chacun de nos chefs eut bientôt son sobriquet ; il ne fut pas jusqu’au vénérable maréchal de Broglie, notre généralissime, qui n’eût le sien, et ceci me rappelle le conte dont nous gratifiâmes sans doute un de ses lieutenants, qui en demeura noyé. Si mes compagnons de tente lisent jamais ceci, ils en riront encore.

« Lors d’une sortie qui nous mit tout en émoi, comme de coutume, chacun se portait en avant ; or nous possédions deux petits canons que nous avions achetés, et que les officiers d’artillerie traînaient eux-mêmes, faute de chevaux. « Eh bien ! m’a observé l’Empereur, j’aurais pu être précisément attelé à ces mêmes canons, et pourtant quelles autres combinaisons dans mes destinées et dans celles du monde ! car il est incontestable, et nul ne saurait le nier, que je lui ai imprimé une direction toute de moi. Mais reprenez. »

Sire, notre formidable artillerie était donc en pleine route sur le grand chemin, quand l’officier général de jour arrive au grand galop, et s’arrête d’indignation à la vue de nos deux petits canons roulant vers